2001 : Internet, la substantifique toile : science en jeu et jeu de pouvoirs ? > TR 1 : Science, démocratie et internet >
DiscoursDiscours
Christian Godin, Professeur de philosophie Université de Clermont-Ferrand
Biographie :
GODIN ChristianCompte rendu :
Transcription :
19 octobre 2001 TR1
Discours de Christian Godin
Chistian Godin enseigne la philosophie à Clermont-Ferrand ; il mène une œuvre monumentale, intitulée La Totalité qui, à certains égards, reprend l’ambition de retotaliser les savoirs - cette fois, sur un mode d’ouverture. Il déclare qu’il souhaite tenir un discours qui ne soit ni celui de la catastrophe, ni celui de l’utopie promise - les deux discours les plus fréquents à propos des techniques, et de l’Internet en particulier. Plutôt reprendre la devise de Spinoza : “Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre.”
Que comprendre dans cette relation entre démocratie et science d’une part, et science et Internet de l’autre ? La relation entre science et Internet est implicite, puisque la science est à la fois en amont et en aval de l’Internet. Il est clair que l’Internet est la fille de la science et en même temps la science est véhiculée par l’Internet. La cause directe de l’Internet, contrairement à ce que colporte une légende, n’est pas militaire. Elle est proprement scientifique puisqu’elle provient, à la fin des années 60, des besoins ressentis par certains chercheurs américains de communiquer entre eux des informations de type scientifique. L’Internet, né d’un projet scientifique, formidable appareil technique, est de la science, du savoir réalisé - c’est-à-dire devenu réalité. Les relations entre démocratie et science ne sont pas simplement conjoncturelles et historiques. Elles sont nées toutes les deux en Grèce, elles ont également des relations substantielles, profondes. Bien sûr, toutes les sociétés ont su quelque chose, mais, au sens strict, il n’y a de science que là où il y a des propositions validées, démontrées, prouvées, acceptables par tous. À ce titre, ce sont les Grecs qui ont inventé la science : on trouve chez eux les premiers théorèmes - il existe une différence de nature très profonde entre le savoir géométrique des Égyptiens, capables de mesurer la longueur et l’aire de leurs champs, et la démarche proprement scientifique qui ne se contente pas de mesurer des objets singuliers, mais cherche à établir des vérités universelles et qui, parce qu’universelles, sont acceptables par tous. Ce terme d’universel nous conduit à la démocratie. Le lien profond qui existe entre la science et la démocratie, c’est que la démocratie est un type de régime politique qui, à la différence de tous les autres (monarchie, aristocratie, oligarchie, tyrannie...), fait le pari de concerner, de s’adresser à tous les hommes, et d’être en fait la vie active, politique, de tous les hommes. La science est aussi virtuellement ce discours qui s’adresse à tous les hommes.
C. Godin propose alors de voir la racine commune de la démocratie et de la science dans cette exigence d’universalité, qui n’est pas seulement une exigence abstraite, mais aussi une réalisation de cet universel : un théorème est un universel en acte ; de même, quand une population de citoyens se trouve rassemblée dans un même lieu, qu’il soit réel ou symbolique, il y a démocratie en acte.
La démocratie repose sur deux valeurs fondatrices : la valeur de liberté et la valeur d’égalité. Sont-elles aussi réalisées par la science ? Globalement oui, puisque la science, à la différence de tous les savoirs antérieurs, est absolument impensable sans la liberté critique, sans la liberté de la recherche et de l’esprit. Les catastrophes totalitaires du siècle écoulé montrent a contrario à quel point la tyrannie, sous la forme la plus détestable du totalitarisme, est ce qu’il y a de plus incompatible avec la science. Staline comme Hitler ont idéologisé la science - par exemple la mécanique quantique n’a pas été autorisée d’enseignement dans l’Allemagne nazie de Hitler sous prétexte que Max Planck, l’inventeur de cette technique, était juif ; de même pour la théorie de la relativité. Quant à l’Union Soviétique, pour des raisons purement idéologiques qui tiennent au marxisme, la génétique y était interdite d’enseignement. Censure d’État, idéologie d’État - surtout si elle est totalitaire et prétend diriger la recherche - sont catastrophiques pour la science.
Soit positivement dans leur origine grecque, soit négativement, à travers l’exemple noir du totalitarisme, démocratie et science vont ensemble.
Virtuellement la science est l’affaire de tous. En effet, toutes les sociétés traditionnelles et anciennes reposent sur la valeur première du mystère et du secret. Si nos sociétés profanes, aujourd’hui, ont perdu le sens du mystère, le secret en revanche n’en a pas disparu, sans qu’elles reposent sur lui : il constitue une poche de résistance. Dans son mouvement d’universalisation, la science est totalement incompatible avec le secret. Dans les sociétés traditionnelles, le savoir est détenu par des sorciers ou des shamans qui tiennent leur savoir en secret : il y a des initiés. Dans son mouvement d’expansion, la science représente la fin de l’initié, au sens où l’initié est celui qui détient un savoir secret. Ce qui remplace l’initié dans une société scientifique, c’est l’élite des chercheurs ou les hommes instruits, ‘l’honnête homme’. Dans les sociétés démocratiques, n’importe qui, du moins en théorie, peut avoir accès aux mêmes sources de connaissances. Ici les liens directs avec l’Internet sont évidents : de fait, on peut suivre sur Internet en temps réel l’avancement d’un certain nombre de laboratoires, d’un certain nombre de recherches. Pour C. Godin être une société d’information et de communication n’est pas le fait de toutes les sociétés : ni les sociétés papoues, ni les sociétés aborigènes d’Australie ou les sociétés amazoniennes ne sont des sociétés d’information et de communication - non parce qu’information et communication n’y existent pas, mais parce que ces sociétés ne sont pas fondamentalement fondées sur ces valeurs de publicité. Le premier sens du terme de publicité apparaît au XVIIIe siècle, et n’est pas la stratégie commerciale que nous connaissons aujourd’hui, mais le fait que la chose soit publique. Science et démocratie sont des systèmes de publicité et la publicité est tout à fait contradictoire avec le secret et la sauvegarde du secret par l’initié, ou le privilégié. Face à la science, il n’y a en théorie aucun privilège. On se rend bien compte d’autre part que, dans le monde de la science comme dans celui de l’Internet, il n’y a plus aucune transcendance. Ce que l’on appelle transcendance en philosophie, c’est toute réalité qui dépasse infiniment le plan d’existence de la nature et de l’homme : par exemple, pour le judéo-christianisme, Dieu est transcendant. C. Godin souligne que, dans la science comme dans l’Internet, on peut dire qu’il n’y a ni transcendance, ni sacré. Détournant l’expression du philosophe Gilles Deleuze, on peut dire que l’Internet réalise ce “ plan d’immanence ”. C. Godin comprend par là que tout est absolument mis à plat : à la fois l’Internet est sur un écran plat et tout y est absolument égalisé. Il n’y a ni surplomb, ni pouvoir supérieur qui superviserait une chose qui serait donnée à penser à l’ensemble des individus.
C. Godin souhaitait achever son intervention sur l’évocation de trois points critiques qui lui apparaissent particulièrement sensibles.
Qu’il faudrait tout d’abord peut-être se dégager de l’habitude que nous avons de penser l’histoire en terme d’âges et de périodes successives qui finiraient par s’annuler les unes les autres. On connaît la tripartition de la société de l’oral, de la société de l’écrit et la société de l’audiovisuel ; il y aurait aujourd’hui la société de l’Internet. Lorsque l’écriture a été ‘inventée’, à la fin de la préhistoire, non seulement les hommes n’ont pas parlé moins, mais ils ont parlé plus. Nous disons que l’écrit remplace l’oral - or il ne faut pas croire que l’écrit est une technique qui supprime la précédente. Lorsque l’imprimerie a été inventée, elle n’a pas supprimé l’écriture manuelle et lorsque l’audiovisuel est arrivé, il n’a supprimé ni la parole, ni l’écrit. Pour C. Godin, les hommes d’aujourd’hui n’ont jamais autant parlé. Les sociétés traditionnelles sont des sociétés du silence. Aujourd’hui certains disent que l’Internet signifie la mort du livre, la mort de l’école - il se pourrait qu’il soit au contraire un moyen de répandre le livre et l’école sous des formes différentes et accélérées. De ce point de vue, les techniques sont cumulatives.
Il importe ensuite de marquer la différence entre information et connaissance. Face à la surabondance des informations, il faut reprendre l’interrogation de T.S. Eliot[9] : “ qu’en est-il de la sagesse devant tant de connaissance ? ”. Internet véhicule des informations plutôt que des connaissances à proprement parler, lesquelles supposent une reprise de la pensée. On peut disposer d’une quantité énorme d’informations sans pour cela avancer beaucoup dans le domaine de la connaissance. Mais cela n’est pas spécifique à Internet.- on le voit avec nombre de journaux et de télévisions - même si Internet, parce qu’il permet une accumulation exhaustive des données, pousse le processus jusqu’au bout. Il faut en outre tenir compte des différences : un texte est différent sur un livre et sur un écran. Sur un écran, il devient une image.
Enfin,
C. Godin voulait dénoncer le mirage d’une démocratie directe sans intermédiaires, règne de la transparence. Bill Gates lui paraît hanté par l’inertie qui fait obstacle à la fluidité. Or l’inertie c’est le corps humain, et l’objectif, le fantasme en fait d’un esprit sans corps. L’Internet, triomphe du monde et de la mondialisation, contribuerait à démondialiser le monde, à produire un universel sans monde. L’Internet triomphe de l’ego / produirait sa fin hallucinée, espérée ? Faudrait-il reprendre une expression récemment lue dans la presse : un être connectif, non plus un être collectif ? N’allions-nous ne plus être qu’un neurone dans un cerveau central ? La désindividualisation de l’homme serait, déclare C. Godin pour finir, contradictoire avec la démocratie.
J. Le Goff ouvre alors le débat. Il venait de découvrir le sous-titre de la table ronde : “ Le devoir de parole ”. C. Godin avait évoqué la parole qui ne lui paraissait pas menacée, puisque, pour lui, nous n’avions jamais autant parlé. Lui s’inquiète pourtant, trouvant qu’on bavardait beaucoup. Pire : sur Internet, trouve-t-il, on écrit comme on parle, et il y voit le risque d’une dénaturation de la spécificité de l’écrit : on écrit, sans relire, des textes souvent cousus de fautes, réduits au strict fonctionnel.
Mis à jour le 04 février 2008 à 10:45