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2001 : Internet, la substantifique toile : science en jeu et jeu de pouvoirs ? > TR 1 : Science, démocratie et internet >  Discours

Discours

François Hartog, Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, directeur du Centre Louis Gernet (recherches comparées sur les sociétés anciennes)

Biographie :

HARTOG François

Compte rendu :

Transcription :

19 octobre 2001 TR1


Discours de François Hartog



François Hartog travaille sur la civilisation grecque : la toile avec laquelle il est censé être le plus familier est plutôt celle de Pénélope. Puisqu’il s’efforce, pour reprendre le titre qu’il a donné à l’un de ses ouvrages, d’être un historien dans la cité, il propose de porter l’accent sur la question de la démocratie, tout en abordant, de l’extérieur, le problème de l’Internet ou du web : sans que cette extériorité confère un privilège, elle permet de poser certaines questions.

Si l’on s’en tient à la définition tout à fait première de la politique comme les formes, les modalités et les conditions de possibilité de l’être ensemble - ce qui fait qu’il y a de l’être ensemble -, que peut-on dire de la démocratie grecque, et plus précisément de la démocratie athénienne, puisque c’est celle que l’on connaît le mieux ? Ce qui intéresse F. Hartog, c’est d’en présenter quelques traits qui contrastent avec notre situation contemporaine et d’essayer de marquer quelques étapes, de l’une à l’autre.

Soulignant que le mot retenu pour l’Internet est celui de forum, et non celui d’agora, lui propose de parler plutôt de l’agora. Le premier trait de cette démocratie, c’est qu’elle met en place une société que l’on a appelée de face-à-face. On peut reprendre la présentation contrastive de la démocratie ancienne et de la démocratie moderne proposée par Moses Finley[3]dans un livre écrit au début des années 1970, intitulé Démocratie antique et démocratie moderne. Société de face-à-face, la démocratie antique est une société sans médias, et une société dont le régime politique a mis en place les éléments suivants :

* la découverte de la règle de la majorité, le fait qu’une voix fasse la différence ;
* la publicité des débats - élément essentiel par rapport aux questions traitées ;
* les modalités de l’exercice du pouvoir : le fait, en l’occurrence, que l’on soit dans un régime où l’on est, tour à tour, celui qui commande et celui qui est commandé ;
* la reddition des comptes : le fait que celui qui exerce un pouvoir doive rendre des comptes ;
* les Grecs avaient une expression pour désigner le passage de ces régimes appelés tyrannies, qui désignaient simplement le pouvoir d’un seul, à ce qu’ils appelaient isonomie, c’est-à-dire un régime non seulement d’égalité devant la loi, mais un régime où les ayant-droits participaient également, à la construction de la loi : c’était la mise du pouvoir au centre. Ce modèle circulaire de la démocratie a été souligné tout particulièrement par Jean-Pierre Vernant[4]. Or lorsque Moses Finley, opposait démocratie ancienne et démocratie moderne, il voyait se dessiner (surtout aux États-Unis) une démocratie qui présupposait l’apathie des citoyens, s’opposant bien sûr à la démocratie de participation qu’était la démocratie athénienne. Tout un ensemble de théoriciens considéraient alors cette apathie comme nécessaire au fonctionnement de cette démocratie, et le moment même où Finley a rédigé son livre n’était pas anodin puisqu’il coïncidait avec son premier retour, en 1972, aux États-Unis dont il avait été chassé par le maccarthysme.

On peut considérer comme utopique le modèle de la démocratie athénienne. Pour Condorcet[5], il était clair que ce régime de l’Antiquité ne pouvait concerner que des sociétés réduites, où il n’y avait qu’un petit nombre de citoyens, et qu’il n’était pas possible pour les grands États modernes comme la France. Il rappelait en effet que ce régime présupposait la possibilité de réunir sur la même place les citoyens. Dans les années 1780, le mode de la circulation de la parole publique ne pouvait plus être le même, que l’éloquence de l’Antiquité, celle de l’orateur s’adressant aux citoyens sur le cercle, ne pouvait plus avoir cours à l’âge de l’imprimerie, de l’imprimé. L’éloquence devait être nécessairement distincte puisque la parole circulait différemment, et parvenait à des gens qui prenaient le temps de lire.

On peut, faisant un saut brutal, considérer que le Net venait résoudre ce problème sur lequel les penseurs du XVIIIe siècle (Rousseau[6], entre autres) avaient attiré l’attention, ou ce problème que pointait Moses Finley au début des années 70. Nous aurions avec le Net la possibilité de retrouver une société sans médias, une société renouant avec une sorte de face-à-face - sans face-à-face en l’occurrence. Ceci pourrait être l’utopie du Net.

F. Hartog
propose alors un exemple invitant à réfléchir sur les vertus du on line. Spielberg [7]a créé une fondation chargée de recueillir tous les témoignages des survivants des camps nazis, camps d’extermination et de concentration. Il a conçu ce projet après son film La liste de Schindler. C’était en reprendre autrement le propos : lui aussi, mais sur un mode différent, voudrait les sauver tous. L’idée était d’avoir en accès direct, on line, tous les témoignages, et de cette exhaustivité même sortirait finalement la “ vraie ” histoire de la période. On irait ainsi directement du témoin à celui qui le voit et l’écoute : sans médiation. Remarque qu’il ne faut pas prendre comme une simple défense corporatiste de l’enseigant ou de l’historien.

Une fois présentées ces deux utopies, celle de la cité comme ce cercle parfait de la démocratie athénienne et celle du Net, F. Hartog propose de faire quelques retours en arrière, et de marquer quelques étapes historiques du citoyen grec au citoyen moderne.

Sans qu’on enlève rien à l’inventivité qui lui est propre, la démocratie grecque avait bien sûr des limites : celle de l’esclavage, par exemple - elle reposait, on le sait, sur un certain nombre d’exclusions. Même l’idée de la déposition du pouvoir au centre ne supprimait pas la dissymétrie existant entre les ayant-droits : dissymétrie dans la parole, dans les ressources, dans les possibilités d’action.

Il importe en outre de donner quelques éléments de mise en perspective. Dans la manière dont ce modèle de la démocratie a été théorisé, principalement par Jean-Pierre Vernant, se jouaient pour lui, au milieu des années 50 et au début des années 60, les deux éléments de sa participation, de son rôle actif dans la résistance en France et de sa position critique par rapport au Parti Communiste Français. Le détour de la démocratie grecque était pour lui une façon de réfléchir son expérience récente et de réfléchir sur la situation contemporaine. Quant au citoyen moderne, il était inséparable de la représentation, et le régime représentatif était précisément conçu pour résoudre les problèmes que les petites sociétés n’avaient pas. Or la représentation et le gouvernement représentatif qui marquent ce surgissement du citoyen moderne étaient inséparables de la constitution des grands États modernes. L’instauration du citoyen moderne conduit à cette distinction entre le citoyen et le peuple, entre la liberté de l’individu et l’exigence, la nécessité, de la reconnaissance de la loi. La représentation était, pour dire vite, ce qui élève et transforme en même temps la société dans l’État : telle est l’histoire de nos sociétés d’Europe entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle - et un peu ce qui a constitué la “ théologie ” de l’État républicain.

Or la démocratie est aujourd’hui confrontée à une “ crise ” de la représentation de laquelle émerge une nouvelle dimension de ce qu’est la représentation. L’État n’est plus ce lieu de surplomb sur la société civile, mais devient l’espace même de représentation de la société civile. Pour reprendre certaines analyses de Marcel Gauchet[8], on passe d’une représentation-délégation à une représentation-réflexion, c’est-à-dire à une représentation qui s’emploie à réfléchir, au sens premier du mot, la société civile. C’est de là que découlent les exigences de transparence et de proximité évoquées par J. Le Goff. Mais, là où les choses demeurent ambiguës, c’est lorsque chaque groupe, chaque minorité, tous changeants et non stabilisés, veulent se faire reconnaître comme tels par cet État, qui devrait n’être plus que la somme jamais constituée de ces différents éléments, eux-mêmes changeants.

La démocratie contemporaine, qui a, depuis une vingtaine d’années, fortement mis l’accent sur cette notion d’identité, pourrait se présenter comme une démocratie identitaire, soucieuse toujours de mettre en avant, de valoriser, de faire reconnaître les différences, alors que les appartenances ne sont plus stables, mais sont négociées au coup par coup. C’est dans ce cadre qu’on retrouverait les remarques de J. Le Goff : nous sommes non seulement dans le moment de l’instant, mais dans tout ce qu’on a placé sous l’appellation de temps réel. Cette démocratie identitaire est donc une démocratie où il n’y a jamais eu autant d’informations qui circulent, autant de vécus identitaires qui ont eu la possibilité de s’exprimer, de se faire reconnaître, de s’agréger. Nous serions dans un moment où cette société, cette démocratie identitaire, auraient une lisibilité de détail comme elle n’en a jamais eu auparavant, que vient doubler néanmoins une sorte d’indéchiffrabilité d’ensemble.

Le Net, né en Californie au début des années 70, au moment précis où Moses Finley stigmatisait l’apathie sur laquelle devait en principe fonctionner la démocratie américaine, est aussi le média de ce moment de l’histoire de la démocratie. Il ne s’y réduit pas. F. Hartog souligne pour finir que ce moment de la démocratie convient au Net - ou que le Net convient à ce moment de la démocratie. Reste à savoir dans quelle mesure il peut être autre chose (et plus) que le média de ce moment de la démocratie. : l’amorce d’une démocratie nouvelle ?

À l’issue de cet exposé, J. Le Goff rappelle combien il nous inscrivait déjà d’emblée au cœur du débat sur la configuration et la reconfiguration de la citoyenneté dans le nouvel espace public. Mais ce nouvel espace public est-il encore véritablement un espace public ouvert par l’Internet aux dimensions de la planète ? Cette agora, en somme universelle, universalisée, reste-t-elle véritablement un lieu où la citoyenneté peut conserver du sens ? Peut-on être citoyen du monde ? Ce concept est-il pertinent ? Ces questions valent pour l’Internet, mais aussi au-delà. J. Le Goff dit qu’il vient de réaliser à quel point un média peut devenir paradoxalement un facteur et un élément de démédiatisation, ce qui est particulièrement vrai sur le terrain politique. Nous serions aujourd’hui, selon lui, dans une crise de la représentation politique, patente sur le terrain politique comme sur le terrain social. La crise ne peut qu’être amplifiée par une telle conception élective de la citoyenneté (je choisis celui avec qui je vais vivre, établir une communauté). J. Le Goff donne alors la parole à Sébastien Canevet.





Mis à jour le 04 février 2008 à 10:37