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2002 : Milieux Extrêmes d’un monde à l’autre, Terre, Mer et Espace > TR 1 : Éthique et centres de recherche - Responsabilité scientifique, sociale et environnementale >  Colloque ENS Lyon. La représentation du vivant

Colloque ENS Lyon. La représentation du vivant

Jacqueline Lagrée, Professeur des universités Rennes I, membre du comité de réflexion bioéthique

Biographie :

LAGREE Jacqueline

Compte rendu :

Transcription :

21 novembre 2002 TR1


Discours de Jacqueline Lagrée



J’ai été invitée à vous rendre compte d’un colloque qui s’est tenu du 14 au 17 novembre 2002, à l’École normale supérieure de Lettres et Sciences humaines de Lyon sur l’organisation du vivant et sous-titré “ Du cerveau au comportement ”. Ce colloque avait la particularité de faire travailler ensemble des biologistes, des neurologues, des épistémologues, des psychologues et des psychanalystes, des linguistes, des sociologues, des juristes et des philosophes. Cette grande diversité de la palette des intervenants, outre qu’elle offrait l’avantage de forcer chacun à sortir de sa spécialité pour s’instruire des acquis et des méthodes d’autres disciplines ou d’autres approches, a permis aussi de complexifier encore, par la diversité des points de vue, des problèmes déjà fort complexes. Si j’ai accepté de participer à cette table ronde pour dire en quelques mots, ce que furent selon moi, les acquis principaux de cette rencontre, c’est pour deux raisons principalement : en raison tout d’abord de l’amour que j’ai gardé pour Brest, cette terre lointaine, ma Thulé des années 90, qui sait si bien innover dans de multiples terrains, mais surtout parce que je crois qu’une réflexion citoyenne, seule capable en définitive de trancher sur les domaines à explorer et sur les garde-fous juridiques qui s’imposent, se doit d’être une réflexion éclairée, instruite et qui s’appuie donc sur des réseaux universitaires de chercheurs, d’inventeurs et de passeurs d’information adéquate et confirmée. Je ne prétendrai pas résumer en deux minutes des communications dont chacune rendait compte d’années de recherche : cela serait ennuyeux, inepte et vain. Je m’attacherai donc aux thèmes qui m’ont paru être les points saillants de ces débats : complexité, singularité, continuité, solidarité.

La complexité d’abord : ce fut le principal résultat des travaux en linguistique, montrant l’énorme complexité d’une fonction simple, la comitativité, qui s’exprime dans une préposition qui nous paraît aussi élémentaire que “ avec ”. On constate que l’algorithme logique qui peut rend rendre compte d’une formule comme : "Jean marche avec Marie", ne fonctionne plus du tout si l’on veut rendre compte d’une fonction linguistique fort semblable comme : "Jean dort avec Marie "pour ne rien dire de : "Jean couche avec Marie", évidemment. L’organisation complexe du vivant doit, quant à elle, s’analyser dans les termes complémentaires et opposés de l’émergence et de la survenance, brouillant les frontières qu’on croyait bien acquises entre physique et biologie. Ce qui fait que la biologie est la seule science de la nature qui réintroduise en son sein un principe de contingence, qui est aussi un principe d’existence, à savoir le principe fondateur en biologie de la sélection naturelle. Cette complexité se manifeste encore dans l’étude du cerveau qui, loin d’être une “ âme matérielle ”, doit articuler une base biologique (des circuits électriques des métabolismes) et un niveau symbolique. Comme le dit Alain Ehrenberg (sociologue) : “ Quand on aura découvert les mécanismes de la honte ou de la culpabilité, il y aurait toujours des raisons de se sentir coupable, honteux ou angoissé, de bonnes et de mauvaises raisons qui ne se réduisent pas aux mécanismes dans lesquels elles s’expriment, pas plus que ma pensée ne se réduit aux lettres tracées sur la feuille ou aux ondes sonores qui vont de ma bouche à vos oreilles ”.

La continuité et la solidarité des espèces vivantes : cela vaut pour la recherche génétique qui montre à la fois que la souris n’est plus guère un bon modèle explicatif du fonctionnement du cerveau, que la similitude génétique est très grande (98 %) entre le chimpanzé et l’homme, alors que les mêmes gènes sont exprimés très différemment dans le temps (beaucoup plus tôt chez l’homme) et conduisent à une proportion de processus descendants (entre aires corticales), ceux qui dépendent de l’environnement post-natal, proportionnellement très fort. Cette continuité vaut aussi pour le statut de l’animal que la zootechnie prétend réduire à une machine chargée d’atteindre à une productivité maximale, mais qui manifeste l’inadéquation de cette réduction en devenant “ folle ” ; la machine, elle, ne devient jamais folle. La prise de conscience de cette continuité et de cette solidarité écologique n’implique pas de nier les différences spécifiques, mais elle exige sans doute de réfléchir à un nouveau “ contrat domestique ” avec ces animaux qui ne sont plus sauvages.

La force de la singularité au sein même de la profonde unité du monde vivant : alors que la diversité d’ADN entre deux êtres humains est environ de 1 pour mille (de 0,4 à 0,8 pour mille entre deux gorilles), il y a lieu de s’étonner de la singularité des individus, de la singularité des expériences et des apprentissages grâce à la plasticité des circuits synaptiques jouant notamment dans la mémoire. Singularité de la biographie, irréductible à la biologie, et du retour de l’inconscient qui revient en force dans la thérapie des patients cérébro-lésés, avec l’apparition de “ prothèses de représentation ” censées suppléer l’incapacité à dire “ Je ”, à se reconnaître en première personne. Singularité qui peut aussi être vécue comme insupportable sous le poids de la pression sociale, comme on le voit dans la demande de traitement des patients de petite taille.

La solidarité et la dimension internationale des questions : il ne sert à rien de disposer d’une législation exemplaire en France ou en Europe si les interdits européens sont violés sans conséquence aux USA ou ailleurs et si les chercheurs français doivent s’exiler pour poursuivre des recherches (thérapie génique, cellules souches...) dans lesquelles ils ne voient pas pourquoi ils iraient y perdre leur âme. En même temps, le cadre juridique est la façon dont chaque pays, suivant ses traditions propres, marque ce qu’il juge acceptable, désirable ou inacceptable de faire et de vivre. Après le siècle du gène (le XXe siècle) est venu le siècle de l’esprit, le nôtre désormais, à savoir le siècle qui se fixe pour tâche non seulement d’élucider les mécanismes biologiques et logiques (informatiques) du fonctionnement de la pensée, mais aussi de ses dimensions sociales et psychologiques, également constitutives. Les progrès de la connaissance génétique, et notamment le séquençage du génome humain, montrent une influence génétique partielle, multifactorielle et qui se traduit, le plus souvent, par une vulnérabilité plutôt que par une destinée nécessitante. Ce n’est donc pas seulement la question de notre liberté qui est ici posée ou celle de notre dignité, mais bien celle de notre solidarité : solidarité ou collaboration de la recherche dans les disciplines diverses, mais pas aussi étrangères qu’elles le croient, des sciences de la nature vivante et des sciences de l’esprit, solidarité des soignants, du patient et des proches dans la relation thérapeutique,solidarité des chercheurs et des citoyens. Pour finir, avec Henri Atlan,la science nous présente un monde de plus en plus déterminé, mais aussi de plus en plus complexe, fonctionnant en réseaux et en boucles et non linéairement. Dans ce monde déterminé de part en part, mais à des plans différents, de vieilles et toujours renaissantes philosophies, par exemple Spinoza et les Stoïciens, nous rappellent que c’est au sein même de la détermination que se forge la liberté comme nécessité comprise et que se vit le bonheur comme accomplissement de ce grand mouvement vital, le conatus ou puissance indéfinie de vivre, d’agir, de penser, d’aimer.






Mis à jour le 30 janvier 2008 à 15:48