2009 : L'Heure bleue : Changement climatique, énergies de la mer et biodiversité > Table Ronde 3 – L’application du Grenelle de l’environnement et du Grenelle de la mer sur les territoires >
Le défi des réseaux et de la modélisation des écosystèmes, de la simulation à l’expérimentation.Le défi des réseaux et de la modélisation des écosystèmes, de la simulation à l’expérimentation.
Jean-Pierre Quignaux – expert innovation, Conseiller auprès de Claudy Lebreton, Président du Conseil Général des Côtes d’Armor
Biographie :
QUIGNAUX Jean-PierreCompte rendu :
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Transcription :
15 octobre 2009 Table ronde 3
Discours de Jean-Pierre Quignaux :
Brigitte Bornemann : Aujourd’hui, les départements sont confrontés à une évolution fiscale et à une évolution tout court ! Comment vont-ils s’adapter ?
Jean-Pierre Quignaux conseille le Président du Conseil général des Côtes d’Armor. Il a été au Ministère de la Recherche et également dans le monde de la Défense, il a donc une vision prospective. Comment, aujourd’hui, un département peut-il répondre à la demande d’un Conseil régional ? Et comment ce département répond à l’évolution et à la demande de sa population pour s’adapter et offrir les conditions de vie les plus agréables et les plus honnêtes possible. Le changement climatique est une chose, mais il y a aussi le développement économique, social… Comment peut-on faire en Bretagne, et comment fait-on dans les Côtes d’Armor pour s’adapter et pour passer le cap de 2100 ?
Jean-Pierre Quignaux : Voilà deux ans que je travaille pour Claudy Le Breton, un homme fortement attaché à l’innovation et à la notion d’environnement, dont il a eu la charge au Conseil régional, il y a quelques années. La politique de l’environnement au sein des Côtes d’Armor a toujours été une priorité largement débattue parmi les élus territoriaux, locaux. Le président est aussi président de l’Assemblée des départements de France. Cette Assemblée est au premier rang des problématiques sociales, de la réforme territoriale et de l’environnement et, avec les départements d’Outre-Mer, de la problématique de la mer.
Auparavant, j’étais au Secrétariat pour la Défense nationale, en particulier au Comité d’actions scientifiques de Défense, et je travaillais sur le transfert des technologies de la DGA vers les PME-PMI. C’était en 1986 et on s’aperçoit qu’en matière d’innovation, les transferts de technologies sont particulièrement difficiles à faire des grandes entreprises et des centres de recherche vers le tissu industriel et les PME-PMI en France. C’est un problème que l’on va retrouver dans le domaine de la mer par la suite.
« 2100 », auquel Brigitte Bornemann a fait allusion, rappelle que j’ai travaillé au Centre de prospective et d’évaluation de la recherche avec Thierry Gaudin qui est aussi le créateur de l’ANVAR (Agence Nationale pour la Valorisation de la Recherche). Il avait un tropisme certain pour les problématiques de recherche, de développement et d’innovation. En 1986-1987, nous avions fait un exercice qui s’appelait « 2100, le récit du prochain siècle » que l’on peut voir sur le site 2100.org de la fondation « 2100 » qui continue le travail aujourd’hui. Dans ce travail, il y a un chapitre « Aménagement des espaces Marins ». On avait réuni des dizaines de chercheurs spécialistes dans les différents domaines pour imaginer ce que pourrait être l’aménagement des espaces marins à l’horizon 2100. On parlait déjà de relancer les usines marémotrices pour avoir un savoir-faire industriel qui pourrait être exploité demain. On parlait aussi de l’énergie des vagues, de la houle, des biocarburants à partir des champs d’algues et de microalgues. Tout cela existait déjà, des chercheurs avaient posé l’ensemble de ces défis. Surtout, ces exercices de prospective nous ont montré qu’en matière de relation de l’homme à la mer, on allait changer d’époque au 21ème siècle. En fait, nous sommes en train de changer beaucoup plus vite qu’on ne le pensait. Première rupture au cours du 21ème siècle, qu’on avait déjà observé, c’était qu’il fallait comprendre qu’on allait passer, en matière de relation à la mer, de ce qu’on pouvait appeler « la chasse-cueillette » à l’époque de l’aménagement, voire de l’élevage, de l’agriculture des océans. On avait identifié qu’il fallait commencer à penser la mer et les océans en terme d’aménagement et même en terme d’aménagement écologique. En 1987-88-89, les problématiques de pollution des océans étaient bien avancées puisqu’on avait eu les expériences des marées noires, des flux radioactifs en pleine mer qui étaient repérés. On savait donc que c’était une problématique totalement nouvelle d’aménager les océans et la relation à la mer dans un tout autre esprit que celui qui avait prévalu pour l’aménagement de la terre. Mais je remarque que cela n’a pas changé grand chose puisque l’IFREMER s’appelle toujours l’Institut Français d’Exploitation de la Mer et non l’Institut Français d’Aménagement. Ce qui nous avait beaucoup marqué, c’est qu’en fin de compte pour passer de l’exploitation des mers à l’aménagement des espaces marins, il fallait développer une pensée systémique, interdisciplinaire et tenir compte de la modélisation, pas simplement des systèmes biologiques, physiques, mais aussi des systèmes humains, culturels, de représentation que les différentes cultures et nous-mêmes pouvons avoir vis-à-vis de la mer. La relation homme-mer devait être posée en terme socio-éco-systémique. Cette relation nécessite d’avoir une approche d’un autre ordre que celle qui a pu être assez réductionniste, assez productiviste sur l’aménagement terrestre.
J’ai repris des informations de mon ami Yves Hénoque qui s’occupe des relations entre société et mer à l’IFREMER. Il démontre qu’on est en plein dans un défi de la complexité qu’il ne faut pas sous-estimer parce qu’on retrouve tous les services écosystémiques dans les océans en terme de prélèvement, de nourriture, de combustible, de gène, de régulation, de service culturel parce que la mer fait rêver et structure la tête (les peuples marins, sont différents des peuples de montagnards).
Les facteurs de changement sont multiples et très complexes : démographie, économie, mondialisation, état social, science, technologie, culture, choix de consommation… Donc il faut avoir une approche de la complexité et en parler entre scientifiques, décideurs politiques, professionnels et citoyens avant de pouvoir agir efficacement. En matière d’évolution, faire efficace, c’est faire complexe. Malgré tout ce que l’on peut penser, les lois de l’évolution le montrent.
L’implicite des recommandations du Grenelle c’est une démarche scientifique qui laisse la place aux interactions et aux incertitudes. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de voix unique qui soit certaine. Il y a aussi une gestion adaptative des processus, on dit une gouvernance, qui privilégie les processus d’apprentissage à propos des interactions entre dynamique écologique et dynamique sociale, c’est-à-dire qu’on doit conceptualiser l’ensemble de ces interrelations parce qu’elles ne sont ni évidentes ni simples. A sous-estimer les interactions sociales, on rate des projets qui ont coûté des millions en investissement. Par exemple si on sous-estime la façon dont le bruit des hydroliennes peut faire fuir des poissons comme les bars dans les zones de courant, on peut s’exposer à de fortes réactions d’associations locales de protection de l’environnement.. Ça peut paraître un petit détail, mais c’est parfois ces petits détails dont on ne mesure pas la complexité des interactions sociales qu’il génère par rapport à une implantation industrielle, qui vont la mettre en difficulté.
Il y a une autre chose importante qui a déjà été largement évoquée, c’est l’exploration du collectif et du travail collaboratif en réseau par les scientifiques. Le domaine de la science est aussi le domaine de la concurrence. Il y a des concurrences entre les scientifiques puisqu’ils sont à la recherche de budget pour leurs institutions respectives et ils doivent produire en leur nom propre puisque c’est comme ça qu’ils sont évalués et qu’ils gagnent en notoriété. Donc se mettre en réseau et travailler de façon interdisciplinaire en milieu scientifique, ce n’est pas facile. Le pari de la mise en réseau et du travail collaboratif n’est pas forcément gagné. Ce que l’on appelle « développer une logique d’intelligence collective » qui amène à faire de la co-construction des savoirs, la co-conception des projets, la co-construction des outils et des outils d’évaluation en particulier, ce n’est pas évident bien qu’on mette le travail collaboratif toujours au premier rang. Structurellement, mentalement, par notre éducation, surtout française qui est très élitiste, très cloisonnée, très disciplinaire, on a une difficulté à travailler dans l’interdisciplinaire et la transversalité. C’est la même chose chez les décisionnaires politiques, c’est-à-dire, explorer de nouveaux dispositifs d’élaboration de la décision par les décideurs politiques. C’est le passage d’une logique d’expertise et de concurrence à une logique de coopération et de mutualisation des sources de savoir, mais aussi coopération entre territoires ce qui n’est pas non plus très simple surtout en période de restriction budgétaire et de capacités d’investissement. Une chose importante est de miser sur la modélisation des systèmes, c’est-à-dire la capacité de pouvoir expliciter comment cela fonctionne pas simplement aux scientifiques et décideurs politiques, mais aussi aux citoyens (qui sont de plus en plus informés par de multiples sources).
Je reviens aux Côtes d’Armor où nous sommes face au défi de la mer, comme tous les autres territoires maritimes. Ce défi a bien été identifié, il y a une dizaine d’années par un rapport commandé par Claudy Le Breton au sénateur Pierre-Yvon Tremel. Ce rapport relevait les différents défis : défi des ports, des chemins côtiers, écologique, des algues vertes, de l’interface terre-mer, des bassins versants pour diminuer les nitrates. Cela a donné lieu à des actions vis-à-vis des ports et à une refonte des perspectives commerciales du port de Saint-Brieuc. Et il y avait une remarque très importante dans ce rapport c’était le fait que les Côtes d’Armor ont une tradition et des activités maritimes, mais cela ne veut pas forcément dire qu’il y a une forte culture océanique ou une forte culture scientifique et technique de la mer qui cimentent une prospective et des stratégies ambitieuses. Paradoxalement, la Bretagne est maritime, mais est-elle vraiment totalement tournée vers la mer pour en faire un élément de développement dans le futur alors que c’est en train de devenir une ressource absolument essentielle ? Il faut interroger la culture océanique. Nous l’interrogeons en Côtes d’Armor, il faut certainement l’interroger aussi en Bretagne. Nous avons aussi fait un important travail de prospective qui s’appelait « Côtes d’Armor 2020 » pour lequel on a fait participer des prospectivistes, des spécialistes de l’Ifremer qui ont montré qu’on était un département privilégié du fait de son estran, de l’ouverture océanique, de l’ouverture sur la Manche, du trafic, de la variété des espèces, de la biodiversité, de la ceinture algale dont on disposait… Dans ce rapport on observait une sous-valorisation dans les Côtes d’Armor du capital marin dans la perspective du développement durable. Cela rejoint tout ce qui a été dit et ce qu’est en train de faire le Pôle Mer.
On a commencé par soutenir fortement une association qui s’appelle le Cercle Polaire. Anne Choquet exposait ce matin les défis Arctiques. On a choisi de soutenir cette association parce qu’elle est établie dans les Côtes d’Armor, qu’elle a un très important réseau de scientifiques, de juristes, de climatologues, de biologistes marins. Cette association est présidée par Laurent Mayet et son président d’honneur est Michel Rocard. Cette association, grâce à son festival polaire et à l’action qu’elle a entrepris auprès des collèges et des lycées, a permis de mettre en place une sensibilisation sur l’approche locale et globale des défis à relever. Car ce qui se passe dans les pôles, peut servir de sentinelle pour les océans et le climat.
La deuxième chose, dont nous sommes très fiers, est la création d’un prix scientifique : le prix « Christian Le Provost », océanographe, le père du modèle Mercator d’océanographie opérationnelle et donc du calcul des marées, de la hauteur des vagues, des courants… Il est de Plérin, donc Costarmoricain. Dans ce prix scientifique, on trouve le CNRS, le GIP Mercator Océan, l’Institut national polytechnique de Grenoble, Annie Cazenave, Sylvie Jousseaume, Jean Jouzel, membre du GIEC, le CNES, Total. On a créé ce prix pour, à l’exemple de Christian Le Prouvost, montrer que si on veut développer un aménagement écologique des espaces marins, une ingénierie écologique des espaces marins, il faut que l’océan et les espaces marins deviennent opérationnellement prévisibles. C’est-à-dire qu’on doit avoir une vision de leur fonctionnement par modélisation. Cela doit être largement partagé, aussi bien une modélisation locale qu’une modélisation globale parce que les deux sont liées. Le 23 octobre, ce prix sera remis par le Directeur de l’Institut national des Sciences de l’univers du CNRS en présence de grandes personnalités scientifiques.
On essaie modestement de lancer une initiative de dynamique de recherche et développement par la mise en place d’un Cluster d’ingénierie écologique marine qui relie un certain nombre d’organismes. Ces organismes sont le Centre d’Etude et de Valorisation des Algues (CEVA), des PME innovantes qui travaillent beaucoup avec le Pôle Mer comme HEMISPERE SUB qui sont spécialisées dans l’ingénierie écologique marine, dans la surveillance des aires marines protégées, dans le désenvasage des ports de façon dynamique et écologique… Pour nous ce qui est important c’est de voir quelles sont les possibilités d’optimiser les ressources halieutiques au niveau littoral en milieu naturel : que serait une maréculture extensive qui serait le pendant marin des cultures herbagères terrestres que serait l’optimisation de la ressource halieutique à proximité des côtes, comme cela se fait au Japon. Peut-on faire la même chose sur le territoire des Côtes d’Armor ? Comment peut-on aller vers une hybridation des expérimentations ? Si l’on met des éoliennes dans la baie de Saint-Brieuc, il faut faire attention à ne pas les poser là où il y a des coquilles Saint-Jacques mais encore imaginer et étudier le fait que les lieux d’implantation des éoliennes puissent aussi être des zones d’implantations de récifs artificiels optimisant la reproduction halieutique et le déploiement d’une dynamique biologique riche en diversité d’algues et d’espèces. En 1986, on avait travaillé avec des spécialistes sur ce que pourraient être des récifs artificiels à structure fractale facilitant le nichage puis la croissance en milieu marin ouvert des post larves, des alevins. Ce qui nous intéresse dans les Côtes d’Armor, c’est d’explorer toutes les possibilités de ce qu’on peut appeler l’ingénierie écologique marine. C’est sans doute vers cela qu’il faut se tourner, vers ce que l’on pourrait appeler « le jardinage intelligent des espace littoraux » . Le Conseil Général des Côtes d’Armor sera-t-il pionnier dans ce domaine ? l’avenir le dira. On a aussi créé une Direction Mer chargée de toute la transversalité des problèmes au sein du Conseil général. Et puis, nous soutenons le film de Jacques Perrin « Océans» dont une première aura lieu à Saint Brieuc. Terre de la Mer, les Côtes-d’Armor doivent être fidèle à leur nom…
Mis à jour le 20 mai 2010 à 16:00