1998 : Risques associés aux progrès technologiques > Réaction relative aux tables rondes 2 et 3 >
Synthèse de Marie-Angèle HermitteSynthèse de Marie-Angèle Hermitte
Directeur de Recherche au CNRS, spécialiste en droit des biotechnologies (Université Paris I)
Biographie :
HERMITTE Marie-Angèle Compte rendu :
Transcription :
23 octobre 1998 Réaction relative aux TR2 et TR3
Synthèse de Marie-Angèle Hermitte :
Les Entretiens de Brest font la preuve d’un progrès accompli depuis les premiers débats désordonnés sur la bioéthique. Ceux-ci, après diverses prises de paroles irréconciliables, se concluaient par la nécessité consensuelle d’un débat démocratique. Mais jamais personne ne songeait à se demander quelles formes pouvaient prendre un tel débat. Aujourd’hui, une proposition paraît claire : pour qu’il y ait débat démocratique sur les sciences et les techniques, il faut arriver à déterminer les places respectives des citoyens et des experts dans leurs relations avec le politique.
Idéalement, il aurait fallu travailler en trois temps : tenter de définir la manière dont on allait utiliser les concepts de démocratie, débat, citoyen, expert ; s’interroger sur l’idée, récente et controversée selon laquelle les sciences et les techniques devraient faire l’objet d’un débat démocratique ; enfin, et seulement à ce moment, s’interroger sur les places respectives des citoyens et des experts. Cela n’a pas été fait, une année n’y aurait pas suffit. Pour autant, dans la confusion des réflexions et des expériences de terrain - qu’il s’agisse de celles des représentants de ministères, des parlementaires ou d’un agriculteur "militant anti-OGM", quelques idées ont émergé. Elles sont plus ou moins nouvelles ; disons que ce sont d’anciennes idées hétérodoxes qui commencent à être portées par quelques précurseurs d’un monde plus orthodoxe. Mais il ne faut pas sous-estimer leur marginalité hors d’un milieu rompu à ces questions : dérives dangereuses de la forme originelle du système démocratique pour certains, ces idées sont pour les autres les premiers éléments du renouvellement de la démocratie, confrontée à un monde qui a changé et à des aspirations elles-mêmes transformées par la transformation du monde. La maturité des idées est disparate : autant les orateurs ont été à l’aise pour admettre les limites de la démocratie sous sa forme actuelle, réfléchir au particularisme de la notion de débat dans ce domaine, redessiner les nouveaux contours du concept de citoyen, autant la question de l’expertise, désormais posée, est tout de même restée étrangère à la réflexion sur la démocratie.
La démocratie, le débat et le citoyen
Deux termes étaient en question : le débat, et le citoyen. Quoiqu’ils soient renouvelés par le constat d’un échec des figures traditionnelles de la démocratie à organiser le débat d’une manière qui paraisse satisfaisante au citoyen, les concepts de débat et de citoyen ont été clairement liés à l’existence de la démocratie. La démocratie technique exige un débat organisé suivant des formes particulières et ne peut se satisfaire du seul vote du citoyen.
Les limites actuelles de la démocratie
L’idée des organisateurs de confronter les expériences française et suisse en matière d’OGM fut très fructueuse. En effet, la France connaît une démocratie représentative et son Parlement avait voté une loi sur le génie génétique en 1992 ; en principe, le "débat démocratique" avait donc eu lieu. La Suisse connaît une démocratie qui est, pour partie, une démocratie directe. Depuis de longues années, le débat sur le génie génétique était récurrent mais ne satisfaisait pas le pays qui a décidé une votation populaire. Il en résulte que, dans deux figures différentes de la démocratie, les formes traditionnelles du débat démocratique ont été respectées.
Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, on admet qu’un malaise persiste. Pour la France, Jean Yves Le Déaut, député et Président de l’OPCST a bien montré que la loi de 1992, pourtant soigneusement préparée par une mission de l’Office et des expertises, avait été insuffisante, et a affirmé comme un principe général le fait que "experts et décideurs ne peuvent plus être seuls en face des choix à prendre". Je serai donc tentée de comprendre qu’il a acquis la conviction que l’ancien partage du pouvoir scientifique et technique entre la technocratie qui préparait dans le secret les décisions et le pouvoir politique qui servait de chambre d’enregistrement plus ou moins attentive, est obsolète. Il a plaidé pour une multiplication des outils :
- missions parlementaires, auditions publiques, sites web permettant un forum interactif, conférences de citoyens,
- suivi du débat sur le long terme pendant que du côté technique, on organisait la biovigilance.
De Suisse, Jacques Mirenowicz (ONG) et Danielle Butschi (Conseil suisse de la Science) ont, quoique dans des termes très différents l’un de l’autre, fait la même constatation : le débat qui a précédé la votation, pour animé et large qu’il ait été, n’a pas donné entière satisfaction. Ils seraient presque d’accord pour dire que c’est maintenant qu’il commence. De même, au Programme d’évaluation des choix technologiques, les mécanismes classiques d’évaluation par les experts ne semblent plus suffisants. D’une certaine manière, la démocratie directe, même avec ses outils modernes comme le Conseil suisse de la science, connaissent des limites. D.Butschi a donc plaidé pour le Publiforum, équivalent suisse de la conférence de citoyens, outil supplémentaire qui permet de prendre en compte autre chose que les avis autorisés des experts et des politiques. La même analyse était confirmée dans la salle par un intervenant suisse, Bernard Reber.
Quelle que soit la forme de la démocratie, directe ou représentative, les personnes directement confrontées aux problèmes des sciences et des techniques, butent sur une limite des formes classiques et se sentent obligées d’expérimenter de nouvelles figures. Seul Anicet Le Pors se fera le défenseur inconditionnel du classicisme.
La démocratie et le débat
Un second point apparut clairement, et de manière largement consensuelle : la démocratie implique un débat, mais ce débat doit revêtir des caractéristiques relativement précises pour ne pas être stérile.
Il doit en premier lieu être organisé suivant des procédures qui permettent l’évolution de la pensée. A ce titre, les conférences de citoyens qui se déroulent sur plusieurs mois ont prouvé d’établir que le facteur temps était très important. La formation qu’elles permettent de donner est apparue comme un élément important à beaucoup, mais a été jugée insuffisante par certains, les deux positions n’étant d’ailleurs pas contradictoires. En troisième lieu, il semble que le débat doive être organisé suivant des procédures qui permettent un certain dialogue. C’est ainsi que le témoignage de Bertrand Barré sur 20 ans de débats autour du nucléaire n’est pas apparu particulièrement convaincant : pourtant, il a témoigné d’un engagement constant à la radio, dans les MJC, au Parlement, etc. Il est probable en fait, que ce type d’interventions constitue plus un mécanisme de paroles parallèles qu’un outil de dialogue permettant un jeu évolutif de questions et de réponses.
La raison d’être du débat, en second lieu, a changé. Classiquement, scientifiques et politiques attendaient du débat qu’émerge la solution rationnelle, capable de convaincre. Un bon débat mené à son terme devait, en ces matières, déboucher sur le consensus. L’objectif était de dépassionner, de faire tomber l’émotion. Ce point de vue est apparu encore largement partagé (atelier des étudiants et lycéens). Mais une position hétérodoxe est apparue, y compris dans la sphère des décideurs qui commencent à admettre que certains sentiments non justifiables en raison - j’ai peur près d’une centrale nucléaire ou sous une ligne haute tension - doivent être pris en compte, comme aussi les savoirs communs, non démontrables. La prise en compte conjointe des risques perçus avec les risques réels (cf les travaux d’E.Rémy sur les champs magnétiques) n’est plus une hérésie pour tous. Par voie de conséquence, l’idéologie encore majoritaire du consensus qui s’obtient par la discussion a été battue en brèche. De même, les participants aux tables rondes ont assez bien admis qu’il existât des positions irréconciliables, y compris entre scientifiques, et qu’elles doivent être consignées comme telles. La mention des hypothèses marginales semble quasiment acquise. Du même coup disparaît l’idée naïve selon laquelle il suffit aux scientifiques ou aux industriels de mieux communiquer pour convaincre, et Jean-Yves Le Déaut a fait remarquer que l’énorme campagne de presse menée par les industries des biotechnologies pendant la conférence de citoyens a fort probablement été contre-performance.
Deux questions semblent avoir gêné tant les participants que l’auditoire. La première, posée à deux reprises par Jacques Mirenowicz n’a pas reçu de réponse : il s’agissait de savoir pourquoi personne ne débattait de la légitimité même de la technique des OGM ; un monde sans OGM n’est-il plus pensable ? si oui, pourquoi cela n’a-t-il pas fait l’objet de débat ? La seconde a été posée par René Riesel, éleveur de brebis-viande, coauteur d’une infraction perpétrée contre des stocks de maïs transgénique et condamné comme tel à une peine de prison avec sursis. Il a soutenu que le procès avait été une forme de débat, avec d’un côté le témoignage de onze scientifiques plus ou moins opposés au maïs transgénique et la déposition des prévenus expliquant les motifs de leur geste, de l’autre l’industriel, le procureur et les salariés de l’entreprise. Mais il a soutenu aussi que la violence avait été nécessaire et qu’elle avait été, en tant que telle, un facteur de la prise de conscience de la nécessité d’améliorer les formes du débat : violence, débat, démocratie - il n’a pas reçu de réponse satisfaisante. Pourtant, sa présence dans de nombreux débats tendrait à prouver qu’une certaine forme de violence peut avoir une place dans le jeu démocratique - au coeur ou à la marge ? Enfin les deux représentants des offices parlementaires ont été d’accord pour souligner que le plus important était d’organiser des procédures permettant aux citoyens de poser de manière autonome des questions à des experts. Il s’agissait donc d’éviter la communication de l’expert vers le citoyen, et de permettre au citoyen d’interpeller l’expert avec ses propres questions.
La démocratie et le citoyen
En quoi un individu est-il citoyen ? La question a focalisé beaucoup de débats et de fortes oppositions. Les "classiques" ont une vision univoque du citoyen, comme étant celui qui vote. Par son vote, il confère la seule vraie légitimité à des décisions (référendum) ou à des représentants qui prendront, dès lors, des décisions légitimes. Anicet Le Pors a montré sa réserve à l’égard de toute autre définition : au delà de ce sens technique, la notion perdrait tout contour et se prêterait à une dérive consumériste. En fait, les citoyens seraient au Conseil d’Etat, au Parlement, au gouvernement, dans les ONG, les syndicats. En tout état de cause, ce n’est pas en tant qu’individus sans qualité et sans fonction qu’ils sont citoyens.
A cette conception s’opposent deux visions plus récentes. La première, très diffuse, d’ordre sociologique est une sorte d’utopie créatrice de droits. Est citoyen celui qui est "responsable" et s’engage. Pour lui permettre d’exercer cette responsabilité, on lui donne des droits. On a ainsi connu la citoyenneté dans l’entreprise ou le consommateur-citoyen, titulaire de droits à l’information, d’actions en justice, etc. Il reste un individu et n’est pas obligé de passer par des entités intermédiaires comme les syndicats ; mais il sort de la passivité.
La seconde conception, très spécifique, peut être dégagée de manière empirique des choix qui ont présidé à la conférence de citoyens telle qu’elle s’est déroulée en France. Le citoyen est ici un individu isolé. Il va retrouver d’autres individus isolés, sélectionnés au hasard par un institut de sondage. Sont retenus finalement une quinzaine de personnes, choisies cette fois, en fonction de plusieurs critères. Le plus important est celui du non engagement ; il fallait en effet n’avoir de liens ni avec l’industrie, ni avec des associations de protection de la nature ou de consommateurs. Il fallait n’avoir pas de compétences particulières sur les biotechnologies, ce qui aurait éliminé un professeur de biologie par exemple. Les citoyens sont donc choisis pour ce qu’ils ne sont pas et non pour ce qu’ils sont : ils ne sont ni spécialement intéressés par la démocratie, ni compétents scientifiquement, ni intéressés par la nature ou les sciences ou l’industrie ou la défense du consommateur.
Mais ils acceptent une lourde tâche (trois week-end de formation dont ils rentrent épuisés) "en connaissance de cause" et l’ont vécue "à fond", lisant une importante documentation et se renseignant par eux-mêmes. Ils ne sont pas rémunérés car c’est un "devoir de citoyen", et ont été "heureux de pouvoir s’exprimer directement sur un sujet délicat". C’est donc l’expression directe d’hommes et de femmes sans qualité, prenant brutalement en charge avec une grande passion un travail d’intérêt général qui constitue la caractéristique de ce citoyen-là. C’est la formation pour partie objective, pour partie engagée mais contradictoire qui lui permet de réaliser le but de l’exercice : interpeller les experts et les groupes d’intérêt. Ce sont toutes ces caractéristiques qui prétendent éloigner la conférence de citoyens des dérives d’une démocratie d’opinion et d’une démocratie par sondage.
Les implicites de la question de l’expertise
C’est certainement le point qui a le moins intéressé les intervenants qui ont probablement eu du mal à relier l’expertise à la question de la démocratie. Quelques idées, qui paraissaient hérétiques il y a peu, ont pourtant été évoquées, autour de l’incertitude, de l’indépendance et du caractère potentiellement contradictoire de certaines évaluations.
Il est possible de dire aujourd’hui que l’expert est en premier lieu celui qui peut séparer clairement ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas. Malheureusement, personne n’a précisé que le savoir ne pouvait être affirmé qu’à l’intérieur d’un cadre d’hypothèses toujours partiel et falsifiable, et personne n’a évoqué les moyens par lesquels on pourrait aider les experts à faire cette distinction en routine, alors que la plupart d’entre eux trouvent encore contreperformant d’avouer une incertitude au public. L’idée de faire signer une déclaration d’intérêts aux experts, permettant de savoir de quel lieu chacun parle semble admise de manière large. Mais cela ne suffit pas à améliorer l’objectif d’indépendance, qui est poursuivi dans deux directions : indépendance à l’égard des intérêts privés, mais aussi indépendance à l’égard de l’Etat, ou du moins de la raison d’Etat. C’est la raison d’être de la multiplication des agences où coexistent des fonctionnaires et des contractuels, et dont la mission est de proposer une évaluation effectuée hors des cadres de l’administration. En posant la question en termes de recherche publique présumée libre et recherche privée, Anicet Le Pors n’a pas tenu compte du fonctionnement concret de la recherche contemporaine où les deux secteurs sont étroitement liés.
L’idée que les contradictions doivent être respectées sans chercher à les résoudre dans un consensus toujours suspect a gagné du terrain ; mais personne n’a évoqué les moyens de faire surgir ces contradictions, alors qu’il suffi de nommer certains experts plutôt que d’autres pour que des contradictions bien réelles n’apparaissent pas.
Si l’on sort du strict terrain de l’évaluation, seule Marion Guillou a essayé de tracer les cadres de la décision politique qui intervient après l’évaluation scientifique. Elle a opposé classiquement le secteur des médicaments à celui de l’alimentation.
Dans le premier cas, les avantages sont clairement identifiés, et concernent généralement des objectifs suffisamment importants pour qu’une prise de risque paraisse légitime à tout un chacun : c’est pour ouvrir ou améliorer une voie thérapeutique que l’on prend un risque avec un médicament présentant une toxicité résiduelle. En matière d’alimentation, il est rare qu’un nouveau produit soit indispensable ou qu’il ne puisse être substitué par un autre. Les avantages seront donc marginaux, les risques rares mais bien réels. Selon Marion Guillou, le secteur des médicaments relèverait donc d’une analyse coût/bénéfices alors que l’alimentation relèverait d’une décision en termes de niveau de risque acceptable.
On se demande en réalité si cette présentation classique ne recouvre pas un tour de passe-passe. En effet la balance coûts/bénéfices existe bien dans les deux cas. Pour ce qui concerne le médicament, les avantages et les inconvénients sont pour le malade, la pesée des intérêts est donc homogène. A l’inverse, dans le cas de l’alimentation, les avantages pour le consommateur ne sont jamais indispensables, sauf au niveau du prix : on peut lui ajouter le confort des plats tout préparés ou flatter son goût pour les nourritures molles (crèmes, etc.), mais les innovations alimentaires ne permettent pas de passer d’un état de disette à un état de satiété. En conséquence, l’acceptabilité du risque pourrait bien être nulle. Les avantages sont tous pour les fabricants, les distributeurs, les transformateurs, voire les agriculteurs. Les risques sont pour le consommateur. La balance étant à l’évidence hétérogène, on préfère ne pas la montrer ; le concept de niveau de risque acceptable n’a, analysé de cette manière, plus aucun sens.
Pour conclure, un mot : des idées qui paraissaient inaudibles il y a encore deux ou trois ans sont exprimées clairement par des porte-paroles qui ne sont plus des intellectuels réputés hors des réalités du monde. Pour autant, ceux qui les professent sont devenus des précurseurs, à ce titre marginalisés dans leur monde. Le mouvement est fragile, provoqué par l’accumulation des crises. Affaire à suivre.
Mis à jour le 25 février 2008 à 09:46