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Discours de Jean-Pierre Pagès : Gestion des risques, délibération publique et phénomène de l'opinionDiscours de Jean-Pierre Pagès : Gestion des risques, délibération publique et phénomène de l'opinion
Sociologue, coordinateur du baromètre nucléaire (CEA, COGEMA, EDF, Framatome), fondateur d'Agoramétrie
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18 octobre 1997 TR 3 : Les scientifiques face au débat public
Discours de Jean-Pierre Pagès et Paul Maître :
Avertissement : Des parties de ce texte ont été publiées dans
Atome et Société (édité par le Centre Antoine Béclère en 1997) et dans le n° 99 de
Rencontre - Cahiers de Politique Sociale (Automne 1996 - Editions Erès).
Les menaces, les pénuries, les accidents et les catastrophes sont, entre autres, des éléments perturbateurs structurants. De tous temps, pour avoir la maîtrise des situations reconnues comme dangereuses pour l'individu ou la société, on a modifié ses outils ou ses armes, ses stratégies, ses comportements, l'organisation et les règles du jeu.
Les démocraties libérales telles qu'on les connaît aujourd'hui sont en elles-mêmes une réponse aux menaces et aux drames de toutes sortes qu'a affronté ou qu'affronte l'humanité. Rien donc de plus banal que le danger ... et pourtant les choses ne sont plus comme avant.
Au-delà des transformations qu'a connues la société depuis la guerre et des problèmes qui sont apparus et qui nécessairement ont modifié les représentations et les perceptions, la grande nouveauté réside dans l'évolution de l'espace public et des conceptions du politique : les décideurs et les organisations infaillibles et éclairés ont été désacralisés au profit des "commentateurs" et des citoyens. Comment faire abstraction de ces faits dans l'analyse des perceptions et des réactions des individus et du public ?
L'approche de l'opinion décrite ici est celle qui avait été empruntée par le C.E.A. et E.D.F., dans les années 1975, pour comprendre la controverse nucléaire (Pagès, 1991 ). Elle apparaît très moderne dans la mesure où elfe est cohérente avec la conception procédurale et participative de la décision publique, telle qu'elle tend à s'imposer aujourd'hui en particulier dans le champ du risque et de sa gestion. Elle semble en outre entretenir un rapport étroit avec l'approche de la personne de Jung, puisqu'elle repose sur le principe d'une équivalence entre les structures autour desquelles s'organiseraient le jeu psychique et le jeu social.
Gestion des risques et opinion
"Déchets nucléaires, pollution, vache folle, amiante. Les peurs vertes des Français". Dans son numéro du 23 juillet 1996, le journal "Libération" n'y va pas de main morte : d'après le sondage réalisé, nous serions pour la plupart effrayés par ces quatre problèmes d'environnement qui seraient par ailleurs, dans l'ordre, ceux qui aujourd'hui préoccupent le plus les Français. On apprend de plus dans Libération que nous jugeons que la décision de fermer Jussieu aurait dû être prise depuis longtemps et que nous approuvons, à une faible majorité, la façon dont la crise de la vache folle a été gérée par le gouvernement français.
Il faut bien entendu prendre ces nouvelles, non pas à la lettre, mais au second degré. Au-delà de ces peurs vertes contestables dont parle Libération, qui relèvent de l'effet de manche médiatique, apparaît une revendication qui, elle, est bien une réalité de notre époque : même s'ils sont légitimés par le suffrage universel, on ne veut plus laisser les politiques et l'administration décider seuls du bien public.
L'appel qui semble devenir systématique à l'opinion montre que la manière administrative de décider au niveau de I'Etat, qui a triomphé pendant les trente glorieuses, se heurte de plus en plus à la nature par essence conflictuelle d'une démocratie comme la nôtre. Et, conséquence curieuse, le réveil des juges qui se manifeste à travers les "affaires", va de paire avec le retour à une conception de type judiciaire de la résolution des problèmes posés au niveau de la Nation : comme c'était le cas dans les parlements "de justice", on est conduit de plus en plus, pour régler un problème, à rechercher un compromis entre des parties. Sachant que le bien public est rationnellement indécidable, qu'il repose in fine sur des présupposés et des conventions, ce retour en arrière semble par ailleurs ouvrir de nouvelles perspectives à la recherche en matière de décision. En organisant la négociation sous forme de procédure, et cela dès la phase d'acquisition des connaissances, on facilite la gestion des incertitudes et des arbitraires sur lesquels bute l'approche technico-éconornique de la décision. La recherche d'une procédure de compromis par le dialogue apparaît, en outre, comme une voie pour éliminer le soupçon qui pèse sur les décideurs : le discours sur la raison et l'intérêt général ne serait-il pas qu'un discours de façade permettant de maintenir dans l'ombre des intérêts particuliers dont ces décideurs seraient en réalité les défenseurs ?
Bien entendu, ces changements qui se dessinent dans la manière d'envisager la décision publique ne sont que le reflet d'une transformation en profondeur qui affecte la société. Aujourd'hui, celle-ci semble craquer de toutes parts. Les problèmes qui renvoient à l'environnement, aux risques et à la santé des populations, au-delà des faits, sont devenus depuis plus de vingt ans (rappelons-nous les manifestations contre le nucléaire des années 1975) des lieux idéaux d'expression des identités et des angoisses et, par contrecoup, d'une exigence d'un type de rapport nouveau à établir entre les pouvoirs et les citoyens. Sous la pression du Public, ces problèmes ont conduit en particulier à un changement dans la manière d'envisager la sécurité : on est passé d'une conception normative de l'action sécurité (respecter la réglementation), à ce qu'on appelle aujourd'hui la gestion des risques. On cherche non seulement à adapter l'approche technico-économique de rationalisation des choix au domaine des risques et de l'environnement - et ceci crée bien des difficultés - mais aussi à compléter cette approche en inventant des procédures pour prendre en compte les points de vue conflictuels de ceux que l'on peut appeler des parties prenantes.
Nous voyons donc ici que la manière de traiter de l'environnement et des risques n'échappe pas à la tendance générale d'envisager autrement la décision publique. On cherche dans tous les cas finalement à conjuguer de façon procédurale les vertus du marché et de la démocratie. Dans le cas de la gestion des risques, le risque résiduel vient sanctionner les décisions sécurité auxquelles on aboutit en combinant le jeu marchand avec celui des pouvoirs et des contre-pouvoirs ; c'est alors l'adhésion à la procédure adoptée qui conduit à considérer ce risque comme "acceptable".
Remarquons que la nouvelle démarche, puisqu’elle prend en charge des points de vue concurrents, institutionnalise en quelque sorte la nature conflictuelle des situations qui génèrent les problèmes posés. Elle tend donc, et l'exigence de transparence va dans le même sens, à rendre beaucoup plus ouvert le système décisionnel qui a théoriquement en charge les choix sécurité. La discussion pour gérer le risque - et l'article de Libération l'illustre bien - devient, par propagation, une discussion plus en amont pour juger du bien-fondé des activités qui paraissent en être la source : on ne discute plus seulement de la réduction du risque de contamination par le prion ou de radioprotection, par exemple, mais de politique en matière agricole ou énergétique. De problème à résoudre, le risque devient un enjeu dans ce débat sur les activités où viennent jouer d'autres intérêts : pour justifier un point de vue, il va être magnifié par les uns et relativisé par les autres. Tout converge donc pour changer la nature même du risque : de réalité objectivée par le technicien, il devient un objet de compromis dans un débat qui le dépasse. On comprend ici les réactions de protestation des scientifiques quand ce processus a pour résultat de bousculer les hiérarchies jusqu'à présent admises, relatives à l'importance à accorder aux différents risques (voir l'appel de Heidelberg publié en 1992 à la veille de la Conférence de Rio).
On peut dire, de façon plus générale que les nouvelles manières de décider des choses publiques créent des interconnexions permanentes et fortes entre des systèmes décisionnels emboîtés, qui ne s' "entrechoquaient" autrefois qu'en période de crise. Les langages étant différents d'un système à l'autre, on se heurte à un problème difficile d'interface ; d'où cette impression que toute perturbation induite à un certain niveau peut s'amplifier en se propageant et emporter le tout sur son passage.
En cette fin du vingtième siècle, on voit donc que l'échange, l'opinion et l'opinion publique redeviennent des ressources cardinales pour les politiques. Aussi, il ne faut pas s'étonner si, du côté des anthropologues et des philosophes, on semble insister autant aujourd'hui sur le caractère éminemment social de l'homme : la vieille échelle des besoins de Maslow se retrouve ainsi tourneboulée, la survie étant maintenant considérée comme dépendant avant tout de l'échange. On insiste par ailleurs sur les émotions et sur les qualités de la "raison sensible" et de l'opinion, qui justement s'expriment lors de cet échange que l'on aimerait canaliser, pour le profit de tous, sous forme de procédures. Mais, malgré l'essor des enquêtes, on ne sait pas toujours très bien comment l'opinion procède, qu'elle s'exprime individuellement ou collectivement. La difficulté pour la cerner vient d'abord du fait que les sondages qui se sont multipliés ont la plupart du temps pour objectif, comme le montre celui de Libération, non pas d'y voir un peu plus clair, mais d'intervenir en position de force dans un débat ; sous forme de pourcentage, devenu publique, l'opinion sert alors d'aiguillon déstabilisateur dans le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Elle vient aussi du fait que, dans sa nature même, l'opinion évolue avec les règles imposées à l'échange. Aujourd'hui comme hier, le phénomène auquel elle renvoie est donc en dépendance étroite avec le système politique qui domine la vie publique.
Phénomène de l'opinion et démocratie
On sait, au moins depuis Platon, que le savoir lié par une cohérence formelle ne recouvre pas le champ de l'expérience vécue et que tout l'art du politique est bien de combiner ces vérités insuffisantes pour décider du bien public, qu'apporte en particulier la science, avec ce savoir issu de l'expérience que chacun porte en soi et qui est en partie de l'ordre du sensible. Parler et donc opiner permet chez l'individu de cristalliser le sensible, incommunicable tel que, en réflexion spontanée qui va se préciser au fur et à mesure de son déroulement. Abordée ainsi en tant que processus d'éclaircissement, l'opinion, comme Socrate le suggère dans la République, peut être située entre ignorance et science ; mais encore faut-il ne pas oublier qu'elle est aussi un moyen de communiquer avec autrui. Le problème évoqué et cet autrui définissent un cadre contraignant qui à la fois favorise et perturbe l'expression : ce dont on accouche est-il bien un reflet de l'expérience acquise ou un pur produit de la situation à laquelle on fait face en communiquant ? L’échange a, certes, la propriété de conférer une certaine responsabilité à celui qui s'exprime : c'est ainsi qu'il favorise l'émergence de cette "opinion vraie", en prise directe avec le vécu, dont parle Platon dans le Ménon. Mais il est aussi occasion de se mettre en valeur, de se différencier: sait-on si c'est bien le vécu de la chose dont on discute, qu'effectivement on exprime ? Sinon, de quel vécu s'agit-il et en quoi est-il opérant ? Comme les conventions imposent à l'échange de respecter les règles de la raison, l'observateur est incapable de distinguer, quoiqu'il en soit, s'il s'agit du bon vécu ou de tout autre chose. Il est vrai que ce soupçon qui pèse sur l'opinion n'a en réalité rien de rédhibitoire, car la vraie question est maintenant de savoir ce que produit au bout du compte collectivement le dialogue. Une difficulté majeure sur laquelle on bute quand on aborde l'étude du phénomène de l'opinion apparaît ici clairement ; elle est dans ces changements de niveau qu'il faut savoir effectuer, quand on passe des opinions individuelles aux opinions collectives, et des opinions collectives à l'opinion publique telle qu'on l'appréhende aujourd'hui.
Pour tenir compte des règles de l'échange dans l'analyse du phénomène de l'opinion, on cherche ici, en le reliant au système politique, à décrire le débat public dans le cadre duquel les opinions s'expriment, tel qu'il se déroule aujourd'hui en interaction étroite avec les médias. Ce débat jouant un rôle fondamental dans la structuration des opinions, il restera à montrer qu'il est possible de l'introduire dans la manière même de mesurer les opinions, prises ensemble dans leur diversité. C'est ainsi que l'on aboutira ensuite aux "structures de l'opinion publique".
Démocraties directes et opinions
Dans certaines sociétés archaïques et dans la Grèce Antique, les palabres, la discussion et le débat ont été érigés en techniques de gouvernement. En "instituant" le dialogue, on a fait, entre autres, de l'art de un instrument de pouvoir. Il faut donc s'interroger : si le dialogue impromptu perturbe l'expression, quelle est alors la perturbation supplémentaire introduite au niveau des opinions par tout ce qu'implique la démocratie directe quand on traite de la chose publique ? Au siècle de Périclès, le débat public fut monopolisé par ces orfèvres de la rhétorique qu'étaient les sophistes. Réduisant les vérités politiques à des conventions et à des présupposés, ils pouvaient défendre en toute sérénité et avec un égal talent des positions contraires. Manipulés comme de pures constructions, les objets de controverse se trouvaient dépouillés par le verbe de la cohérence qu'ils possèdent au niveau de l'expérience sensible, cohérence que le philosophe croyait par ailleurs possible de révéler en passant au stade de l'idée et du concept par la magie de la dialectique. Si les décisions doivent dépendre in fine de ces présupposés (on cherchera ici à les traduire en terme de 'symboles" et de "valeurs"), si ceux-ci sont à la source des antagonismes qui se manifestent dans la vie sociale, comment les citoyens, si on les évacuait, pouvaient-ils s'y retrouver ? Pour Platon, qui dénonçait le vide du débat qui opposait les sophistes, l'amélioration ne pouvait venir que de la science et donc, plus concrètement, que de ceux qui sont capables d’y accéder ; d'où la proposition que l'on trouve dans la République d'abandon de la démocratie directe, pour une organisation plus hiérarchique du politique. La solution en l'état eût été, tout en favorisant l'amélioration des connaissances, de favoriser l'émergence dans le débat de champions "engagés", représentatifs de la distribution des valeurs sous-jacentes. Mais, ce qui tend à se mettre en place dans une société comme la nôtre, pouvait-il être possible dans un système où le pouvoir était par définition dilué ?
Démocraties représentatives et opinions
Avec les démocraties représentatives, l'opinion consultée à intervalles réguliers, à travers ce cérémonial qu'est le vote, devient par agrégation le fondement du pouvoir politique. Le suffrage universel - et cela est d'autant plus vrai que le corps électoral est plus large - conduit à une organisation du politique qui, assurant la pérennité du système va marquer, non seulement les opinions, mais toute la vie sociale. A la limite, l'essentiel ici n'est pas que l'opinion s'exprime, mais qu'on puisse domestiquer cette force tumultueuse et suspecte qu'elle représente pour produire et légitimer au sommet un ordre qui s'appuiera sur les meilleurs. Devenue "fiction du droit constitutionnel", l'opinion, ainsi filtrée, fait apparaître la raison de quelques-uns comme le nec plus ultra de ce qui est favorable au plus grand nombre (Habermas, 1993). C'est sur de tels fondements que repose cette manière administrative à sens unique de traiter du bien public, si contesté aujourd'hui.
Démocraties libérales et opinions
Mais, avec les démocraties libérales modernes, les choses se compliquent : la montée en puissance des médias et des sondages fait apparaître, en outre, l'opinion à la fois comme une gardienne et un aiguillon du jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Le débat qui s'instaure sur la scène médiatique à propos d'un problème met aux prises de nos jours un cercle de représentants qui s'élargit à tous les porte-parole des organisations qui comptent. Par la multitude des acteurs engagés et les arguments développés, le débat apparaît comme semblable à celui qui pouvait se dérouler à Athènes, sur l'Agora, il y a 2500 ans. Mais le fait que les acteurs, à l'occasion des problèmes qui sont posés, s'investissent dans la défense ou la remise en cause de ce qui est institué - c’est-à-dire des conventions et des présupposés que dénonçaient les sophistes - et la mise en scène journalistique créent la différence. Si la raison apparaît toujours au grand jour, ce sont en sous-main les symboles portés par les acteurs qui s'opposent qui font que, sous forme d'opinions, les individus s'impliquent. D'un débat que la pratique de l'antilogie par les sophistes avait vidé de sa substance (les valeurs), on est donc passé à un débat où se mêlent la raison et les valeurs. Le caractère spectaculaire et nécessairement fruste du débat sur la scène médiatique facilite le positionnement du citoyen, car derrière la querelle technique se dessine la chanson de geste. Les arguments qui ponctuent les échanges s'effacent en partie devant les adversaires en présence, ceux-ci se démarquant avant tout de par ces présupposés et ces conventions qu'ils portent symboliquement comme des étendards. C'est cette traduction agnostique des alternatives décisionnelles proposées, où la réalité socio-politique instituée (l'ensemble des conventions sociales) transparaît derrière les amis et les ennemis qui sont désignés, qui finalement rend possible la différenciation et donc la prise de position, la querelle technique fournissant des arguments pour la fonder et la défendre.
On voit ici combien la démultiplication des pouvoirs dans une démocratie et leur expression médiatique peuvent favoriser l'émergence d'une opinion qui trouverait son origine dans cette capacité qu'a tout individu de se construire à travers l'échange. L'opinion, dans son jaillissement premier, serait donc issue d'une mise en adéquation entre valeurs individuelles (forces psychiques d'attraction-répulsion) et symboles sociaux (conventions et présupposés). Même si cette mise en adéquation s'effectue en aparté, on ne saurait en déduire que les arguments échangés au grand jour entre acteurs et Public relèvent d'un simulacre. Tout en étant canalisé par des forces obscures, l'échange reste un processus continu où le travail de clarification s'effectue : ce que l'on récolte en fin de course est donc bien toujours, quels que soient les dérapages, l'aboutissement d'une coproduction de la raison et du sensible (valeurs).
Il reste donc à essayer d'en dire un peu plus sur ces ingrédients que l'échange introduirait subrepticement dans le débat public : quid des symboles et des valeurs ? Comment s'y prendre pour les faire apparaître ? Quelle interprétation leur donner si on les met en rapport avec l'économie interne de l'être ?
Représentations et structures de l'opinion
Toute enquête repose sur des hypothèses qui ne sont pas toujours explicitées. Le fait de vouloir relier le phénomène de l'opinion au système politique (démocratie libérale) conduit à abandonner le schéma classique, de type béhavioriste pour un modèle où les opinions sont envisagées, non plus comme de simples réponses à un stimulus (le problème qui est posé) mais comme une monnaie d'échange. Allant dans le sens d'une participation équilibrée au jeu social, ce modèle se doit d'être cohérent avec la conception de la décision publique qui s'impose aujourd'hui, les sensibilités de chacun devant venir se joindre ici aux savoirs qui s'échangent.
Dans le schéma "constructiviste", les représentations sont assimilées à un processus mental (Moscovici, 1976) : elles ont pour rôle d'assurer la médiation entre les forces antagonistes extérieures (acteurs) et les forces psychiques (émotion et savoir). Si la raison apparaît dans les propos échangés (prêts-à-penser du côté des acteurs, opinions du côté du public), c'est bien la jonction qui s'opère entre les symboles portés par les acteurs et les valeurs caractérisant les sensibilités individuelles qui est considérée ici comme à l'origine des prises de positions. Il reste à montrer comment ce schéma peut être rendu opérationnel, le pari étant de traduire l'interaction entre jeu des pouvoirs et vécus individuels, à travers un petit nombre de dimensions caractéristiques.
Les structures de l'opinion
A la fois menace qui pèse sur certaines institutions et épopée, la controverse médiatique est, au-delà d'une indication sur les changements qui se dessinent, un lieu privilégié de différenciation et d'expression des opinions. Dans les enquêtes qui ont été réalisées depuis les années 1975 (1), il a été fait l'hypothèse que ces controverses, dans leur ensemble, définissaient un champ - c'est-à-dire un marché où les opinions jouent le rôle de monnaie d'échange - et que ce champ devrait être considéré comme le premier niveau d'analyse dans l'appréhension des opinions. Avec cette hypothèse s’affirme l'existence d'une correspondance à double sens entre sensibilités individuelles et conflits sociaux : les unes se nourrissent des autres, se constituent et s'expriment par les autres, et réciproquement. Dans ce champ se trouve rassemblée une grande diversité hétéroclite d’objets autour desquels s'affrontent les forces sociales : justice, environnement, immigration, chômage, nucléaire, retraites, Dieu, peine de mort, sexe, partage du travail, patrie, délinquance etc. Les solutions techniques dont on débat sur la scène médiatique, de par les clivages politiques qu'elles rendent manifestes, sont porteuses de symboles qui sont supposés renvoyer, comme nous l'avons vu, à ces forces d'attraction (adhésion) - répulsion (désapprobation) que sont les valeurs individuelles. C'est ainsi que tout ce qui fonderait l'organisation de la vie en commun se retrouverait toujours, même si c'est en coulisses, au centre de la discussion.
L'analyse factorielle qui est effectuée sur les opinions émises sur un ensemble représentatif vaste de ces conflits (Agoramétrie, 1992), a pour objectif de faire émerger les symboles et les valeurs auxquels il est fait référence ; puisqu'ils fusionnent à travers les représentations, on fait en sorte qu'ils se retrouvent bien structurés de la même façon. On montre que ces structures peuvent être réduites à deux dimensions, d'où une répartition en huit grandes catégories contiguës des symboles et des valeurs. Les étiquettes qui leur sont ici affectées, en empruntant à René Girard (Girard, 1972), ont l'avantage de suggérer qu'à ces catégories correspondent des manières de défendre ou de remettre en cause des institutions, qui transcendent toutes les époques et tous les systèmes politiques :
Les huit étiquettes servent de balises dans les deux cartes auxquelles l’analyse factorielle permet d’aboutir : le "Ciel" des conflits-symboles et la "Terre" des opinions-valeurs (voir graphiques en annexe (2) ). On reconstruit les représentations en lisant ensemble ces deux graphiques qui se correspondent :
Ciel + Terre = Représentations
Ensemble, ils constituent un véritable dictionnaire des connotations : il apparaît ainsi que des controverses portant sur des sujets très différents peuvent jouer des rôles équivalents quand on se place au niveau des symboles et des valeurs. Ces controverses peuvent être rangées suivant la nomenclature en huit catégories précédemment introduite ; d’où les équivalences entre les questions posées qui apparaissent dans le tableau fourni (voir annexe), celles-ci étant restituées à travers des libellés rendant bien compte des problèmes abordés.
On voit, par exemple, que censure, pornographie, isolement des sidéens, croissance économique, famille, convenances et peine de mort permettent à l’individu d’exprimer son attirance ou sa répulsion (valeur) vis-à-vis de ce méta-symbole que représente l’"interdit" (ciel des symboles). Ceux qui expriment le plus leur attirance pour ce symbole se recrutent d'abord dans les catégories sociales que forment la droite, les catholiques pratiquant régulièrement, les sans diplômes et les plus âgés : nous dirons qu'ils partagent cette méta-valeur que représente aussi l’"interdit" (terre des valeurs). De façon générale, à ces huit méta-symboles correspondent autant de publics d’"aficionodos" qui sont prêts à entendre et même à répéter "la bonne parole" (les prêts-à-penser correspondants produits). Comme pour celui l’"interdit", ces publics peuvent être décrits par ailleurs en s'appuyant sur les variables socio-démographiques et socioculturelles habituelles, ou tout autre variable.
Depuis 1977, date à laquelle la première enquête nationale a été effectuée, on retrouve toujours les mêmes structures : si les opinions évoluent en absolu, on obtient à chaque fois les deux mêmes dimensions et les huit mêmes catégories de symboles et de valeurs, quand on les analyse globalement par différence. L'analyse du débat social du côté du public fait donc apparaître à la fois de la permanence et du mouvement : si, pour un conflit, les opinions en absolu (pourcentage) peuvent évoluer, pour l’ensemble des conflits, prises globalement et en relatif (structures factorielles), elles apparaissent graphiques très stables. Ce que l'on exprime chaque fois différemment, voudrait donc dire symboliquement toujours à peu près la même chose : si, derrière les décisions publiques, les présupposés sont finalement toujours les mêmes et si les valeurs dépendent de l'expérience vécue, pourrait-il en être autrement ?
Perspective jungienne sur les représentations
Pour se ramener à un problème d'ajustement statistique (analyse factorielle), on a perturbé ce système abstrait que l'on a appelé jusqu'à présent "représentations" : le double échantillonnage auquel on a procédé (échantillons des Français de plus de 18 ans, d'une part, et des controverses médiatiques, d'autre part), grâce à l'enquête, a permis d'obtenir un ensemble représentatif des états possibles dans lequel peut se trouver ce système. On peut donc considérer que, pris ensemble, les deux graphiques obtenus rendent compte des opérations mentales qui conduisent à l'intégration du rationnel et de l'irrationnel.
Si on se réfère à Carl Jung (Jung, 1964), aux représentations telles qu'on les a abordées correspondrait donc le "processus mental d'individuation", les deux dimensions extraites par l'analyse pouvant alors être associées aux quatre fonctions psychologiques (pôles) qui, s’opposant deux à deux, jouent pour Jung un rôle essentiel.
La position qu'un individu "i", compte tenu de ses réponses au questionnaire, occupe sur la Terre des opinions-valeurs caractériserait sa "fonction principale", c'est-à-dire sa manière personnelle de développer un jugement en interaction avec autrui. Cette fonction, assimilée ici, non pas à un pôle, mais à un compromis entre les quatre pôles, est bien entendu dépendante des situations qui ont déjà été vécues et qui, elles-mêmes, dépendent en particulier du sexe et du groupe social auquel on appartient.
Les conventions et les présupposés qui, en fin de processus décisionnel, permettraient de s'orienter vers une alternative, correspondraient aux différentes manières de pondérer les quatre fonctions psychologiques. Si on se situe aux limites du savoir, seule compte la manière de trancher : va-t-on plutôt défendre (interdit) ou remettre en cause (transgression) les manières de faire établies ? Va-t-on plutôt défendre (rituel) ou remettre en cause (sacrilège) les pouvoirs tels qu'ils se sont institués ?
Conclusion
En intégrant dans son analyse du phénomène de l'opinion le jeu des acteurs politiques et en procédant de façon globale, on a cherché à en dire un peu plus sur la fusion qui s'opère entre les vécus individuels, les forces sociales telles qu'elles sont mises en scène dans les controverses médiatiques et les opinions.
L'ambition de l'approche présentée est bien de faire progresser la manière d'élaborer des règles et des procédures pour faire de la délibération publique le véritable fondement de l'action politique.
(1). ces enquêtes ont été développées dans le cadre de l’association Agoramétrie créée par le C.E.A. et E.D.F.
(2). L’analyse factorielle des opinions dans plus de 80 conflits a permis de construire deux cartes qui se correspondent : le Ciel des symboles (conflits) et la Terre des valeurs (individus). Les 2000 individus de la carte "Terre" ont été ici regroupés selon le magazine LU.
Références
1. Agoramétrie.
Les structures de l'opinion en 1992. Analyse du champ des controverses médiatiques et de sa dynamique. Rapport annuel de l’association, Agoramétrie, novembre 1992.
2. Girard René.
La violence et le sacré. Paris, Grasset 1972.
3. Habermas Jurgen.
Le concept d'opinion publique. In :
l'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1993.
4. Jung Carl.
Dialectique du moi et de l'inconscient. Gallimard, 1964.
5. Moscovici Alain.
La psychanalyse, son image et son public. PUF, 1976.
6. Pagès Jean-Pierre.
Comprendre l'opinion en période de crise : la prise en compte des représentations. In :
Maud Tixier. La communication de crise, Mc Graw-Hill, 1991.
Annexes
Mis à jour le 14 février 2008 à 10:17