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1997 : L’industrie nucléaire civile, les OGM > TR 3 : Les scientifiques face au débat public >  Discours de Brigitte Chamak : Les débats publics comme révélateurs du fonctionnement d'une société

Discours de Brigitte Chamak : Les débats publics comme révélateurs du fonctionnement d'une société

Biologiste, chercheur en histoire des sciences, INSERM Paris, sur les problèmes liés à l'expertise scientifique dans le cas des maladies à prion.

Biographie :

CHAMAK Brigitte

Compte rendu :

Transcription :


18 octobre 1997 TR 3 : Les scientifiques face au débat public


Discours de Brigitte Chamak :



Les "affaires" scientifiques, comme celle de la "vache folle", conduisent à des débats publics permettant de se poser des questions sur ce qui, ordinairement, est considéré comme allant de soi. L'affaire de la "vache folle" a ainsi déclenché un processus d'interrogations et de réflexions sur le fonctionnement de la communauté européenne, la filière viande, le fonctionnement de la recherche et les processus d'expertise. Je vais évoquer rapidement les deux premiers points pour développer plus en détail le problème des controverses scientifiques, les questions posées par l'expertise et terminer par la présentation de nouveaux moyens de dialogues entre experts et citoyens : les conférences publiques de consensus et les forums réunissant experts et non experts.


Le fonctionnement de la communauté européenne

De nombreuses interrogations ont été soulevées par la crise de la "vache folle" : pourquoi la santé publique apparaît-elle comme une préoccupation mineure de la construction européenne ? l'obsession du Marché unique n'a-t-elle pas éclipsé les autres problèmes ? comment éviter la prééminence des intérêts nationaux sur l'intérêt communautaire ? les soupçons portés sur la gestion de la crise a conduit la communauté européenne à décider en juillet 1996 de créer une commission temporaire d'enquête sur ce sujet. Alors que les premiers cas d'encéphalopathie spongiforme bovine (E.S.B.) ont été déclarés en 1986, comment expliquer la passivité communautaire et le retard des recherches ?


La filière viande

Les 136 cas d’E.S.B. dénombrés entre 1986 et 1987 ont marqué le début d'une grande épizootie qui a touché plus de 160 000 bovins. Il a été établi que cette épizootie avait pour origine la consommation de farines de viande et d'os contaminées. Les méthodes d'élevage intensif développées ces dernières années ont amené les éleveurs à utiliser des compléments alimentaires à base de farines animales provenant des déchets d'abattoir et des produits d'équarissage. Par souci de rentabilité, les fabricants anglais ont modifié au début des années 80 les procédés de stérilisation de ces farines en abaissant la température et en supprimant un traitement par les solvants. Les conditions d'inactivation des agents transmissibles non conventionnels tenus pour responsable de l'E.S.B. n'étaient plus respectées. Les farines animales contenaient des carcasses d'ovins atteints de la maladie de la tremblante, encéphalopathie subaiguë spongiforme transmissible (E.S.S.T.). Le recyclage à grande échelle des carcasses dans la fabrication des compléments alimentaires, associé aux modifications du procédé de fabrication, semble avoir conduit à la dissémination de la maladie et débouché sur l’épizootie actuelle. Les questions portant sur le contenu de nos assiettes se sont multipliées à la suite de ces révélations.


Le fonctionnement de la recherche et le problème des procédures d'administration de la preuve

Devant le nombre d'incertitudes scientifiques mises en évidence au cours de cette crise, le public, sous la pression des médias, a commencé à s'interroger sur ce qui n'est pas souvent remis en cause par le public, à savoir le fonctionnement de la science et ses procédures d'administration de la preuve. Les incertitudes majeures portent sur la nature des agents responsables de Ia maladie, la transmission de l'E.S.B. (Y a-t-il passage à l'homme ?), l'évolution future de l'E.S.B.. Aucun test de dépistage de ces maladies n'a encore été découvert, aucune thérapie n'est disponible, il n'y a aucun moyen sûr d'identifier la maladie avant la mort du porteur de l'affection. Les hypothèses sur la nature des agents transmissibles non conventionnels, particulièrement résistants aux méthodes de stérilisation couramment utilisées, partagent les chercheurs.

Avant les années 80, les E.S.S.T. étaient imputées à des virus. En 1982, l'équipe de Stanley Prusiner a découvert que les fractions infectieuses les plus purifiées étaient presque exclusivement constituées par une protéine nommée prion (proteinaceous infectious particle), dont le changement conformationnel semblait impliqué dans l'apparition des E.S.S.T.. Plusieurs années après que Stanley Prusiner ait émis l'hypothèse "prion", c'est-à-dire l'implication d'une protéine dans le processus pathologique, la plupart des scientifiques refusaient d'adhérer à son interprétation qui remettait en question certains dogmes de la biologie moléculaire. Même si les tentatives pour mettre en évidence une particule virale dans les extraits infectieux ont échoué, l'hypothèse "virus" continuait à faire son chemin. Si dans les années 90, les scientifiques étaient encore partagés quant à la nature de l'agent responsable de la maladie, la crise de 1996 et tout le débat médiatique autour de la transmission à l'homme de l'E.S.B. a modifié le statut du prion. L'hypothèse virale était oubliée, même si plusieurs chercheurs continuaient activement à essayer de la valider. Cet exemple montre comment le débat médiatique peut modifier le statut d'une hypothèse scientifique. Il illustre également les difficultés d'administration de la preuve en science, les difficultés d'interprétation et le rôle des médias. Des décisions devant être prises malgré les incertitudes, comment construire un système qui permette une concertation faisant intervenir des acteurs très différents ? Et quel est le rôle des experts dans ce processus ?


Les processus d'expertise

Qui sont les experts ? comment sont-ils choisis ? quelles sont les limites de l'expertise ? Comment évoluent les relations entre science et politique ? Comment le risque sanitaire est-il co-construit par les comités d'experts, les pouvoirs publics et les médias ? pourquoi des experts britanniques vont-ils avoir un avis différent des autres experts au sein de la communauté européenne ? pourquoi la nationalité des experts joue-t-elle ? l'expertise serait-elle un essentiellement politique ?

Depuis quelques années, de plus en plus d'études explorent l'univers de l'expertise en se focalisant sur le rôle politique des conseillers scientifiques. Une sociologue, Sheila Jasanoff posait, en 1995, le problème de la compréhension des informations complexes fournies par les experts en explorant les relations entre science et justice. Elle se demandait comment reconnaître la "bonne science" et "l’expertise légitime". Comment les pouvoirs publics abordent-ils les connaissances conflictuelles ? Quels sont les facteurs qui entrent en jeu au moment de la décision finale ? La vision d'une science autonome, autorégulée, est remise en question. L'étude des controverses scientifiques met en évidence combien les consensus en science relèvent de phénomènes contingents, dépendant de circonstances locales. De nombreuses études en sociologie des sciences montrent que les connaissances scientifiques sont produites dans un système où le contexte social, politique, économique est important et où rhétorique et pratiques participent à la construction des savoirs. La science apparaît non comme un pourvoyeur de vérité sur le monde, indépendamment du contexte, mais comme une institution sociale dynamique pleinement engagée dans un processus d'élaboration d'un ordre social et épistémologique. Dans ce cadre conceptuel, les relations entre science et politique acquièrent une signification particulière. L'élaboration de normes et de lois participe à la stabilisation de ce qui est jugé comme une connaissance légitime. L'idée d'une construction sociale fournit un lien conceptuel qui permet d'aborder le processus de construction et de stabilisation des connaissances à travers la prise de décision politique en modulant les espoirs formulés vis-à-vis de la science et de la technique.

Depuis plus de vingt ans, on voit apparaître de nombreux dispositifs qui se proposent d'élargir les pratiques d'expertise et de faire évoluer l'asymétrie entre gouvernants et gouvernés au nom d'un renforcement des pratiques démocratiques. Des modèles d'action délibératifs sont mis en place pour gérer des incertitudes. Citons ici les conférences publiques de consensus et les forums hybrides. Les conférences publiques de consensus ont pour objectif de placer les citoyens au centre d'un processus d'évaluation sur les enjeux et les choix technologiques. Elles prennent la forme d'un dialogue organisé entre un panel de citoyens et un panel d'experts au cours d'une conférence tenue en publique. L'objectif est d'aboutir à un avis du panel des citoyens, cet avis est ensuite largement médiatisé. La formation des citoyens du panel aux thèmes de la conférence représente une étape importante du processus. La qualité du dialogue qui est organisé entre des citoyens non spécialistes d'un sujet et les experts repose sur ce temps de préparation. Ces conférences publiques de consensus constituent des exercices de démocratie participative qui paraissent renouveler le concept de forum démocratique mais le problème est de savoir quel est le statut des propositions et des recommandations qui sortent de ces conférences.

Les forums hybrides sont des dispositifs territoriaux destinés à assurer des modes de travail en commun et la formulation d'accords collectifs. Ils sont basés sur le principe de la coopération et se caractérisent par des opérations de sélection des acteurs et des données par des épreuves validantes et des décisions. Nous pouvons citer, par exemple, les Secrétariats Permanents pour la Prévention des Pollutions Industrielles créés en 1971, bien que ce type de forum soit plutôt de type technocratique et ne crée pas vraiment de débat public. On peut citer également les Commissions Locales d'Information (C.L.I.). L'observation des différents modèles de forums conduit à distinguer ceux qui ne sont que des outils de communication destinés à assurer une légitimité de décisions closes, de ceux qui peuvent être considérés comme produisant une décision ou participant à son élaboration. La question des pouvoirs détenus par ces organismes reste dans le flou, les modalités d'action demeurent donc indéterminées. Le mode d'action publique délibérative s'est particulièrement développé pour le traitement de problèmes objets de controverse mais les structures mises en place, forums hybrides ou conférences de consensus, ne sont en eux-mêmes ni le garant de l'acceptabilité des décisions, ni le garant d'une consultation démocratique, d'où la nécessité de définir des critères de différenciation de leur organisation et de leurs activités.

Références bibliographiques
Prusiner S.B., Novel proteinaceous infectious particles cause scrapie. Science, 1982, 21 6, 136-144.
Jasanoff Sheila, Science at the Bar. Law, Science and Technology in America. Harvard University Press, Cambridge, Moss. 1995.
Pierre Lascoumes, L'information, arcane politique paradoxal, dans Information, consultation, expérimentation : les activités et les formes d'organisation au sein des forums hybrides.
Séminaire du Programme Risques Collectifs et Situation de Crise, CNRS, actes de la huitième séance, 12 iuin 1997.






Mis à jour le 14 février 2008 à 10:17