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Synthèse de la table ronde 3 : Les "affaires" scientifiques comme révélateurs de dysfonctionnements au sein de la sociétéSynthèse de la table ronde 3 : Les "affaires" scientifiques comme révélateurs de dysfonctionnements au sein de la société
Brigitte Chamak, biologiste, chercheur en histoire des sciences, INSERM Paris
Catherine Larrère, philosophe, professeur, université de Bordeaux III
Jean-Pierre Pagès, sociologue, coordinateur du baromètre nucléaire
Philippe Roqueplo, sociologue, directeur de recherche, CNRS
Biographie :
LARRERE CatherineCompte rendu :
Transcription :
18 octobre 1997 TR 3 : Les scientifiques face au débat public
Synthèse :
Jean-Pierre Pagès introduit la table ronde en rappelant que la société a profondément évolué depuis la guerre, puisque d’une démocratie représentative où les décisions étaient prises en vase clos, elle est passée à une démocratie délibérative où il y a une concertation en espace public. La notion de risque est omniprésente dans le débat public, ce qui provoque un malaise entre les scientifiques et la population. Un risque défini comme faible par les premiers prend souvent une place importante aux yeux des seconds. La multiplication des associations, l’essor des sondages et la montée en puissance des médias ont contribué, depuis les années 1970, à transformer profondément le jeu politique : des instances de négociation se sont créées (Office Parlementaire, Secrétariat Permanent pour la Prévention des Pollutions Industrielles, Commissions Locales d’Information), et des procédures de décision publique d’un type nouveau ont été expérimentées (déchets radioactifs, choix autoroutiers). On cherche à canaliser une expression populaire qui tend de plus en plus à se manifester (de façon intempestive ?) sur la scène médiatique.
Conséquence de cette transformation : le risque est omniprésent dans le débat public et la hiérarchie des risques, telle que peut la concevoir le technicien s’appuyant sur des indicateurs "objectifs", se trouve tourneboulée. Ces faits provoquent des réactions de la part des scientifiques qui dénoncent ce qui leur paraît un dérapage dans le débat public. Il a également rappelé le rôle joué, par exemple, par l’appel d’Heidelberg, lancé en juin 1992, juste avant la conférence mondiale sur l’environnement de Rio de Janeiro.
Catherine Larrère suggère que le malaise des scientifiques, lorsqu’ils se trouvent confrontés à une critique dont ils n’ont pas l’habitude, peut se traduire par de l’arrogance. On en trouve un exemple, en 1992, lors du Sommet de la Terre, à Rio.Les prestigieux scientifiques, signataires de l’appel de Heidelberg, sous couvert d’affirmer la rationalité, la vérité, manifestaient une attitude assez dictatoriale : toute critique était écartée, comme remettant en cause le développement, le progrès, les avancées scientifiques et techniques. La critique de cet appel passe par un examen de la rationalité, qui en fait apparaître la pluralité.
L’appel de Heidelberg, signé à l’époque par plus de 50 prix Nobel, prétendait s’attaquer à cette "idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et technique et nuit au développement scientifique et social". Il demandait que le contrôle et la préservation des ressources naturelles "soient fondées sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels". De cet appel se dégage une conception scientiste, pour laquelle les décisions politiques sont la simple application de vérités scientifiques. Loin d’ouvrir au débat, de telles déclarations le rendent impossible. Un véritable débat doit permettre d’articuler une rationalité plurielle. Pluralité des rationalités scientifiques, rencontre entre rationalités scientifiques et politiques. C’est de la sorte que pourront se nouer des relations entre communautés scientifiques et politiques.
Pour
Brigitte Chamak, la médiatisation d’un certain nombre d’affaires, notamment celle dite de la "vache folle", a déclenché un processus d’interrogation sur le fonctionnement de la Communauté Européenne et tout particulièrement sur la place extrêmement limitée accordée à la santé publique. En ce qui concerne la filière bovine,
Brigitte Chamak rappelle que les méthodes d’élevage intensif ont amené les éleveurs à utiliser des compléments alimentaires à base de farines animales qui contenaient parfois les restes de carcasses de moutons atteints de la maladie de la tremblante. Par souci de rentabilité, les fabriquants anglais ont modifié, au début des années 1980, les procédés de stérilisation de ces farines. Les conditions d’inactivation des agents transmissibles non conventionnels tenus pour responsables de l’encéphalopathie spongiforme n’étaient plus respectées. En ce qui concerne la recherche, devant le nombre d’incertitudes scientifiques, le public, sous la pression des médias, a commencé à s’interroger sur le fonctionnement de la science et ses procédures d’administration de la preuve. Les incertitudes majeures portent sur la nature de l’agent responsable de la maladie, la possibilité de la transmission à l’homme. Il n’y a pas de détection possible avant la mort et il n’existe pas de traitement. Avant les années 1980, les encéphalopathies spongiformes étaient imputées à des virus. Si en 1982, Stanley Prusiner a émis l’hypothèse qu’une protéine, nommée prion, serait impliquée dans le processus pathologique, dans les années 1990, les scientifiques étaient encore partagés quant à la nature de l’agent responsable de la maladie. Après la crise de 1996, l’hypothèse prion s’est de plus en plus imposée. Il semble que le débat médiatique joue parfois un rôle sur le statut d’une hypothèse scientifique. S’il est important que les citoyens participent à des débats publics, le problème de l’information se pose. Comment éviter la manipulation ? Se pose également le problème de la décision en situation d’incertitude : quels rôles jouent les scientifiques, les experts, les décideurs ? Comment élaborer un système qui permette une concertation faisant intervenir des acteurs très différents ?
Philippe Roqueplo pense que le rôle du scientifique est de construire la connaissance et de fournir des éléments afin de permettre aux politiques de prendre les meilleures décisions. L’expertise doit être menée par plusieurs experts ou organismes, afin de préparer une confrontation publique des idées, comme pour un procès où chacun est son propre avocat et développe ses arguments. Ceci est indispensable afin de donner plus d’objectivité et de permettre le transfert des sciences vers la communauté. Plus le débat sera organisé (choix des médiateurs, préparation du public), et plus il y aura de chances de faire émerger les bonnes solutions. Toutefois, les décisions doivent rester le problème des politiques. Dès qu’ils participent au débat public, les scientifiques deviennent parties prenantes dans les enjeux qui opposent pouvoirs et contre-pouvoirs. Participant alors au processus décisionnel, ils doivent être considérés comme des experts.
Pour améliorer les grandes décisions, pour mieux gérer les incertitudes, les confrontations publiques entre experts, représentant les différentes tendances, doivent être généralisées. On pourrait s’inspirer ici de la "technologie judiciaire", les problèmes posés étant abordés comme ils le sont dans un tribunal. Mais comment articuler ces débats avec les controverses qui se déroulent sur la scène médiatique ?
Mis à jour le 14 février 2008 à 10:15