2001 : Internet, la substantifique toile : science en jeu et jeu de pouvoirs ? > TR 5 : Internet, accès et partage des connaissances >
Débat de la table ronde 5Débat de la table ronde 5
Marthe Melguen, Bibliothèque La Pérouse
Yves Jeanneret, CELSA
Jean-Claude Guédon, Montréal
Ahmed Djebbar, ancien ministre de l'Education nationale Algérie
Violetta Liagatchev, artiste, enseignante en multi-médias
Sébastien Canevet, membre du Forum Internet
Pascale Lemoigne, professeur de lettres modernes
Marie-Thérèse Granger, retraitée
Paul Monet, réalisateur
Compte rendu :
Transcription :
20 octobre 2001 débat TR5
Débat
Inégalités de développement des bibliothèques scientifiques avec ou sans le net
Marthe Melguen :
Je viens d’organiser dans la semaine une rencontre internationale dans le domaine des sciences marines où nous avions des représentants de pays aisés et moins aisé (pays africains et de l’Europe de l’Est). Je voudrais insister sur quelques points qui m’ont frappée. Nous sommes là pour parler de l’Internet. L’une des communications était la suivante : le Net est-il global ? Elle a été présentée par une collègue d’Afrique du Sud, très familiarisée avec ces conventions internationales, qui elle-même a beaucoup de moyens. Lors d’une enquête concernant la moitié sud de l’Afrique (pays de langue anglaise) elle a recensé 30 ordinateurs présents, pour certains depuis peu, dans les bibliothèques des sciences de la mer. Le net est-il global ? non. Moi, je m’interroge sur notre volonté de vouloir mettre en avant ces nouvelles technologies face à des collègues, qui n’ont pas encore les livres de base qu’il conviendrait d’avoir.
Echanger d’abord humainement
Marthe Melguen :
Nous avions une représentation des pays du continent africain relativement important mais laquelle ? Souvent, des jeunes très cultivés, qui ont l’occasion de venir dans nos pays pour faire leur propre formation et qui ont des relations privilégiées avec nos organismes de recherche, donc ils étaient à l’aise dans leur relation avec les gens qui étaient là et je suis très désolée qu’ils soient très peu intervenus pendant ces conférences. Cela a été la même chose pour nos collègues des pays de l’Europe de l’Est, nombreux et qui ont été aidés par l’UNESCO pour pouvoir participer. Ils sont les uns et les autres dans l’association européenne des bibliothèques de la mer depuis plusieurs années. Ils parlent tous suffisamment l’anglais et ils ne sont pas exprimés pendant cette conférence. Alors je pense que nous devons réfléchir : pousser les nouvelles technologies de l’information, le Net c’est une chose, mais moi, je pense, qu’il faut quand même pousser énormément les contacts humains. Nous devons réapprendre à parler, à parler aux autres, à nous rencontrer, à nous connaître davantage. En ce qui me concerne, je regrette que beaucoup soient partis sans que je sache vraiment ce qu’ils font dans leur pays. Donc je pense que nous avons passé beaucoup de trop de temps à parler des nouvelles technologies de l’information et pas assez du facteur humain et pas assez de ce que nous pouvons faire, à des niveaux beaucoup plus simples, pour échanger l’information.
Monsieur Guédon vient de nous parler de la difficulté pour certaines bibliothèques de suivre l’évolution économique. Cette difficulté nous l’avons aussi nous au sein de l’Ifremer. L’ensemble des bibliothèques doit faire choix drastiques dans sa politique de l’information scientifique. L’an passé, dans un congrès international sur le sujet, aux États-Unis, un des spécialistes nous a dit :
“ Le monde de demain, en terme de diffusion de l’information scientifique et technique, dépendra beaucoup moins de la technologie que de la politique économique à laquelle nous avons à faire face ”.
Mythe et universalité des médias
Yves Jeanneret :
Je vais me situer en contrepoint de ce que vous venez de dire. Il est certain que tous les objets techniques de la culture, à commencer par le livre, ont toujours été inégalitaires, qu’ils n’ont pas échappé au circuit économique. Ils ont tous aussi demandé des disciplines intellectuelles et imposé des modes culturels, qui ont fait que l’appropriation des nouveaux objets a été distinctive et bien souvent ségrégative. A Florence au 16e siècle, on trouve quelques centaine de livres réparties entre quelques familles. Les médias ne sont pas miraculeux, pas merveilleux : ils n’ont pas pour vertu de rendre tout égalitaire du jour au lendemain. Un discours de l’universalité accompagne le projet de la télécommunication depuis un siècle, c'est-à-dire le projet de la transmission de la pensée à distance. Je rappelle qu’Edouard Hestaurié, qui avait créé le mot télécommunication en 1904, l’avait défini comme l’ensemble des moyens électriques de transmission de la pensée à distance. Donc nous sommes devant un imaginaire technique qui présente des outils techniques comme permettant d’établir la transparence du jour au lendemain, d’abolir les frontières, de globaliser la communication, de la rendre parfaitement harmonieuse. Il faut dire avec grande force qu’Internet n’a pas cette vertu, pas plus que les autres. Pour autant, je pense qu’il faut s’en préoccuper, voir ce qu’il peut faire, il n’y a pas lieu non plus de le rejeter et d’opposer la relation humaine à la médiation ou la médiatisation. Il y a autant de relations humaines dans la médiatisation par le livre, par l’écriture. L’écriture comme l’Internet apportent une forme de communication dans laquelle n’y a pas co-présence des corps. Pour moi, l’Internet appartient en cela à l’univers de l’écriture. Mais cette communication est, à mon avis, aussi occupée par l’humain que les autres formes de communication. Ça ne retire rien au questionnement politique que vous avez posé. Cela pousse à essayer de regarder l’organisation de cet outil, à le considérer aussi comme un objet humain, avec des préoccupations de justice, de partage des savoirs et de compréhension des cultures.
Jean-Claude Guédon :
Ce que j’ai voulu essayer de montrer, c’est que quand ce genre de médiation arrive, l’expression ou la nature des combats de type politique, économique, s’exprime différemment. J’ai essayé de montrer à la fin de ma présentation qu’il y une course qui s’est engagée entre d’énormes intérêts commerciaux d’un côté, et des communautés de bibliothécaires et de chercheurs de l’autre côté. Actuellement, je ne pourrais pas décider qui va gagner la bataille mais, en revanche, avec le type d’analyse que j’ai essayé de proposer ici, je sais de quel côté je vais me ranger et ce que je dois faire.
Pouvoir autoritaire versus information
Ahmed Djebbar :
Je vais revenir à la situation des pays comme l’Algérie, qui va dans le sens de ce qu’a dit la collègue, en précisant cependant que le Net, bien géré, peut pallier le déficit des bibliothèques. Ce n’est pas contradictoire. Actuellement, dans nos pays, ça coûte très cher d’alimenter des bibliothèques et le mal est tellement chronique que l’État ne peut pas résoudre le problème globalement. Par contre, l’Internet a donné à l’État l’opportunité de faire accéder les scolaires, puis les universitaires à cet outil extraordinaire. Cela permet l’accès à des bibliothèques situées ailleurs ou bien à la récolte de l’information directement. Mais ce nouvel outil est arrivé dans un contexte qui n’est pas démocratique, mais parfois policier, parfois totalitaire, parfois autoritaire, parfois méfiant. Le premier réflexe a été d’appréhender cet outil comme un danger pour le pouvoir.
Quand j’étais ministre de l’Éducation nationale, j’ai demandé à mon collègue des Postes et télécommunications si, techniquement en Algérie avec ce que l’on avait, il était possible de constituer un Intranet, indépendamment de toutes coopérations. Une même université aurait pu communiquer à l’interne et profiter des dons de micro-ordinateurs. En fait, la difficulté n’est pas venue de ceux qui devaient nous donner des micro-ordinateurs mais de nos décideurs. Pour eux, les moyens de communication nouveaux sont un danger : cela fait circuler des éléments politiques qui attisent le contre-pouvoir, or les contre-pouvoirs sont mortels pour la survie du pouvoir. D’autres blocages interviennent dans le Tiers-monde. Aujourd'hui, en Algérie, les choses commencent à se normaliser et, les gens du privé ont sauté sur l’aspect commercial de l’Interne. Ils ont été autorisés à ouvrir beaucoup de cybercafés. C’est, en apparence, une démarche qui va dans le sens de la démocratie, de l’accès au savoir, mais dans la réalité, cela s’installe dans un contexte de privation, de frustration, de contestation, de cherté de la vie, de crise socioéconomique. Les cybercafés sont fréquentés par des jeunes qui accèdent difficilement à Internet (problème de surcharge, pas de haut débit, pas de volonté de l’État) et quand ils y accèdent, ils vont à 60 % sur des sites érotiques, à 10 ou 20 % sur des sites politiques (à l’extérieur, surveillés) et à moins de 2 % sur des sites de culture ou de science. La majorité des communications se fait dans les cybercafés, c'est-à-dire que même dans les universités, ça reste encore très cher. Dans ces universités, ce nouvel outil devient un instrument de pouvoir pour les directeurs de départements. On en revient toujours au contexte dans lequel arrive une nouvelle technologie. Ça devient d’abord un nouveau pouvoir, c’est exactement le syndrome du fax de nos secrétaires à l’université. C’était devenu un nouveau pouvoir pour elles avant de se banaliser. Le dernier obstacle est économique. J’ai une dizaine d’étudiants en Algérie, le Smic est l’équivalent de 600 F, un micro-ordinateur vaut environ 6 000 F. Il n’est pas possible à un chercheur d’avoir son micro-ordinateur, à moins d’économiser d’une manière drastique. Maintenant les choses commencent à s’arranger parce que des subventions de l’État arrivent aux universités, mais subsiste le problème du blocage pseudo-politique. Résultat, seuls quelques universitaires accèdent confortablement à Internet, la masse des citoyens de ces pays vont continuer à accéder à ce nouveau type de communication par les cybercafés.
Je vais terminer par un mot d’ordre : “ Un micro-ordinateur pour sauver les relations humaines entre le Nord et le Sud ”.
Les facteurs d’équipement dans les pays pauvres
Violetta Liagatchev :
Lorsqu’il y a des différences culturelles, l’Internet peut amener à faire réellement communiquer les personnes, parce que du coup, on ne parle que de choses essentielles et l’on ne voit pas la manière dont l’autre se comporte par rapport à nous. Il n’est pas nécessaire d’avoir des contacts humains avant.
Je reviens à l’intervention d’Ahmed Djebbar Il y a un facteur important qui est le désir. Dans l’ancienne Union soviétique, le désir technologique est très fort, les prix très faibles au niveau de la communication téléphonique, si bien que sur place même si l’équipement est cher, il se développe.
De plus, on a tendance à acheter le savoir occidental, alors que le savoir est partout, on ne tient pas suffisamment compte du fait que les savoirs peuvent s’échanger.
Jean-Claude Guédon :
Ce que dit Violetta est exact. En effet, le système d’élitisme économique qui s’est superposé à la hiérarchie des revues scientifiques a créé un système de monopole des connaissances qui sont en quelque sorte livrables. Il peut y avoir d’excellentes connaissances qui circulent dans d’autres canaux scientifiques (revues brésiliennes, chiliennes…), mais parce qu’elles n’arrivent pas à entrer dans ce cercle enchanté, ces revues ne sont pas achetées.
Logique et illusion de la communication
Yves Jeanneret :
Face au discours sur l’universalité d’un média, il y a de réelles discriminations d’accès. Il faut réfléchir à ce discours sur un média qui serait un média du savoir. On s’étonne aussi de ce que les pratiques ne sont pas forcément des pratiques de consultation de savoir. Mais un média est-il forcément un outil de consultation de savoir ? Il y a une énorme confusion dans la définition de cet objet. Ses promoteurs ayant voulu en faire tout à la fois, ils ont pensé qu’avec une immense base documentaire, on allait faire de la communication. L’Internet en tant que tel n’existe pas vraiment. Une messagerie, un site Web, une base de données, un Intranet d’entreprise, un portail, ce n’est pas la même chose. Si l’on veut établir des relations de communication, il faut établir des rapports, définir des contrats, réfléchir à des logiques. Il faudrait une immense naïveté pour croire que le fait de mettre en paquet, de façon non organisée et massive, des tas de données informationnelles, ça fabriquerait du lien. Il ne faut pas confondre la dimension purement technique du média avec sa dimension sociale, éditoriale. Les successeurs d’Alexandre Le Grand rêvaient de conquête du monde. Ils créent la bibliothèque d’Alexandrie, y ont stocké tous les ouvrages, tous les savoirs du monde. Ils désiraient métaphoriquement la possession du monde telle que le grand ancêtre l’avait réalisé sur le plan guerrier. C’est devenu une bibliothèque à partir du moment où les gens ont sélectionné, trié, réécrit, fait des résumés, des traités, fabriqué des catalogues. Il faut faire le deuil de l’outil universel, de la fabrication d’une base de données qui fournirait en même temps du lien, du social, du cognitif. On emploie le mot cognitif n’importe comment à propos des médias informatisés, tout devient cognitif. Mais dans quelles conditions est-ce qu’un savoir peut se produire, et dans quelles conditions peut-il circuler ?
Auteur et délinquant multirécidiviste
Sébastien Canevet :
Tout d’abord, un témoignage : je suis un délinquant multirécidiviste puisque je risque deux ans de prison et un million de francs d’amende et tout ça parce que je mets systématiquement toutes mes publications sur mon site Web. Je pose à la question à Jean-Claude Guédon avec qui j’ai l’intention de faire un bouquin : est-ce que tu accepterais dès sa publication qu’il soit mis directement, gratuitement sur Internet ?
Jean-Claude Guédon :
Oui. D’ailleurs, je suis un fervent croyant de “ l’intelligence distribuée ” (pour la distinguer de la collective…). Je pense que c’est en lançant des ouvrages dans l’Internet et en les faisant voir par des sites miroirs que des nouvelles communautés de producteurs et de lecteurs peuvent se créer, c'est-à-dire que si l’ouvrage vaut quoi ce soit, des personnes vont réagir, des communautés se former, des dynamiques naître et des connaissances s’engendrer dans une exclusive moins forte.
Les licences de contenus libres
Sébastien Canevet :
Je peux dire quelques mots sur les licences de contenu libre, proches de la logique sur laquelle fonctionnent les logiciels libres (Linux, par exemple). Ces logiciels fonctionnent selon une logique juridique où le droit d’auteur n’est pas un droit fermé, empêchant la reproduction, au contraire. Il s’agit de permettre la plus large diffusion, mais également l’amélioration, la modification du logiciel à partir du moment où ce le logiciel libre reste dans le domaine public. On est train d’essayer d’appliquer cette logique au contenu littéraire et artistique (avec beaucoup plus de difficultés). Le but est de permettre à d’autres de se réapproprier, de rediffuser sous quelque forme que ce soit les contenus artistiques. C’est quelque chose à quoi j’essaie de sensibiliser l’Internet français.
Jean-Claude Guédon :
Il y a un équivalent de cela dans le domaine de la publication scientifique, c’est un organisme anglais qui s’appelle : “ ………central ”. C’est un organisme commercial, dont la licence n’est pas anti-commerce : elle redéfinit le public et le commercial, avec une archive ouverte ( gratuite) où les auteurs déposent leurs articles tout en gardant leurs droits d’auteur. Les “ ……….central ” offrent un moyen de valider ces articles. Ils sont reconnus dans la communauté scientifique. On veut y ajouter des fonctionnalités, des services, par exemple un système de références croisée, pour que l’information stockée puisse être retrouvée, agrégée, suivie. Ce sont ces services que l’on paierait. On aurait une sorte de base selon laquelle, un résultat de recherche produit avec de l’argent public demeure libre, seuls les services supplémentaires l’accompagnant pourraient devenir éventuellement payants.
Pouvoirs éditoriaux contre libre examen
Yves Jeanneret :
Je souscris aux valeurs de vie intellectuelle auxquelles correspond ce projet, mais j’insiste sur l’importance des médiations qui distinguent un objet éditorial d’un logiciel. En France, des projets ont revendiqué les logiciels ouverts pour éditer des travaux scientifiques autour d’un auteur philosophique. Leur mise en œuvre comporte des rapports de force éditoriaux. Il faut être conscient du fait que les documents écrits ont toujours une forme, sont toujours hiérarchisés. Des acteurs interviennent dans leur organisation. Les textes ne sont pas accessibles en tant que textes à tout le monde de la même façon. Je crois qu’il est important de garder le souci de liberté, de démocratie ou de culture de la discussion mais qu’il ne faudrait pas revendiquer la transparence absolue parce que la transparence absolue, c’est le masquage du pouvoir de celui qui fait la forme éditoriale.
Pascale Lemoigne :
Mais qui vous parle de transparence absolue ? Je vous parlerai d’un projet “ Charrette ” qui met à disposition de l’internaute, quel que soit son degré de connaissance, l’ensemble des manuscrits qui existent de part le monde pour un roman de Chrétien de Troie. C’est mis en ligne par une université de Chicago, avec la coopération d’un certain nombre d’universités européennes. Cette numérisation des manuscrits (que seuls quelques chercheurs pourraient sinon examiner dans des bibliothèques) est une ouverture permise grâce à un véritable travail universitaire. En quoi serait-il gênant de pouvoir consulter de chez soi cette lecture (en français moderne, en ancien français, en version anglaise…). Et puis, ce n’est pas transparent ! Vous avez l’illusion de croire que les “ médias informatisés ” apporteraient une transparence, mais le livre c’est la même chose ! Une bibliothèque, c’est à la fois utopique et obscur dans un lieu clos ! J’ai l’impression que vous faites très peu confiance, finalement, à nos capacités d’entendement (et de construction de sens suivant nos propres références) dans la rencontre avec un auteur. Vous n’avez pas confiance en cette rencontre, en la capacité des gens de s’approprier des données, et de se constituer un savoir véritable, compris par eux-mêmes. Bergson disait : “ Le comique, c’est de la mécanique plaquée sur du vivant ”. Et j’ai l’impression que l’on nous sert là tout un discours moraliste sur ce que c’est la connaissance, ce que c’est le savoir, la lecture critique d’objets langagiers, diffusés par le livre ou les médias informatisés. Ce discours que l’on nous sert, c’est de la mécanique plaquée sur du vivant. Cela finit aussi par être extrêmement méprisant. Dans mes fonctions d’enseignante, j’essaie de ne pas capter une espèce de pouvoir d’orientation et de laisser aux gens la capacité de former leur esprit critique, ce qui est la démarche de l’humanisme pour revenir au titre des Entretiens scientifiques. Je suis énervée par le fait que des gens se sentent menacés dans leur pouvoir de captation, leur monopole sur la connaissance, alors que la connaissance se construit dans un rapport dialectique à l’objet, à la lecture, aux données. Ce rapport dialectique se fait aussi en solitaire. Rappelez-vous Montaigne, Rabelais, dans leur bibliothèque et les humanistes dans la confrontation au texte : ils sont seuls devant les textes, ensuite ils en discutent mais de toutes les façons, ils ont recours aux textes bruts et à la fois très obscurs, très opaques, mais que la raison humaine va éclairer et ce n’est pas forcément une raison imposée de l’extérieur. À chacun de trouver son chemin.
Yves Jeanneret :
J’observe l’importance des valeurs que vous revendiquez auxquelles je souscris pleinement, sauf sur la fin où j’introduirais plutôt une nuance. Tout ce que vous dites, ça prouve que ce n’est pas de l’“ open software ”, c’est autre chose, c’est une construction intellectuelle dont il faut penser les ressorts, dont il faut réfléchir la responsabilité, non pas du tout pour capter le pouvoir éditorial mais pour avoir une dimension réflexive sur ce qu’on est en train de faire. Il faut toujours se demander comment on peut travailler dans l’échange intellectuel avec des lecteurs, etc. Et quand vous dites, à la fin, que les gens sont face au texte brut, là je suis en désaccord avec vous, car je pense qu’il n’y a jamais de textes bruts. Il y a toujours eu des gens qui ont fait une énonciation éditoriale, qui ont mis le texte dans telle ou telle forme. Les lecteurs travaillent le texte dans les formes dans lesquelles d'autres leur ont donné à lire. Et ce que je veux, c’est que les gens qui mettent en forme les textes, exercent une activité critique sur leur propre façon de les mettre en forme, c’est tout ce que je demande.
Jean-Claude Guédon :
J’ai l’impression qu’une grande partie des discours qui ont été échangés depuis deux jours ont été affaiblis par le fait que les gens ne semblent pas vouloir mettre sur la table des faits concrets avec des exemples précis qui posent les limites des choses. Immédiatement, c’est l’énorme généralisation.
Activité critique et médiation éditoriale : un pouvoir instituant
Yves Jeanneret :
Je participe actuellement à un colloque virtuel qui est organisé par la BPI, à l’initiative de l’anthropologue Dan Sperber sur les usages du texte, etc. Je trouve qu’il est intéressant de regarder comment ce colloque est institué dans ses formes écrites, quels sont les logiciels utilisés pour travailler entre nous, comment les textes vont être produits. On peut discuter avec les auteurs sur l’usage que l’on fera ensuite de ces textes, si l’on doit les reprendre dans une politique éditoriale plutôt que de revendiquer que tout soit ouvert. Il me semble qu’il est intéressant d’avoir une activité critique sur les modalités de production du discours, le logiciel que nous allons utiliser, le type de format textuel, comment vont ensuite être structurés les débats, qui peut faire un thème, ou sur les conséquences des conditions de production et d’archivage des textes. La question est alors : y a-t-il quelqu’un qui va mettre son nom sur le livre publié à l’issue de ça, plutôt que de revendiquer l’open software ? Je pense que l’open software est quelque chose de très important dans le domaine informatique. Mais le code informatique est un certain type d’objet sémiotique et communicationnel. Les pratiques de communication, d’édition, les pratiques écrites sont d’un autre type. Il y a toujours médiation. Et les intermédiaires sont des réalités sans lesquelles les choses ne peuvent pas se produire. Pourquoi ? parce qu’au bout du compte, tout ce dont nous parlons est consulté à travers un écran unique. On aura donc une mise en ordre du texte dans cet espace visuel qui va correspondre à des principes de hiérarchisation sur lesquels les gens vont intervenir. Pour moi, c’est l’exercice d’un pouvoir instituant.
Jean-Claude Guédon :
Mon attitude rejoint vos questions mais au détail près de ma propre interrogation : comment juger de mes propres réactions de lecteur, créateur, médiateur, à l’aune de ces principes qui me semblent intéressants ? Avec une telle question, on a une articulation entre l’empirique et le théorique, l’abstrait et le concret qui contre un mouvement unilatéral ou au contraire purement du concret. On agit alors dans une démarche scientifique.
Illusion de la recherche automatisée sur internet
Ahmed Djebbar :
Je vais vous donner deux exemples de danger de l’Internet : un exemple macro et un exemple micro. Se pose le problème des moyens pour choisir ce qu’il y a physiquement dans le micro-ordinateur. Que nous apporte Internet ? Quels sont les moyens pour profiter de ce qui est dedans. Je pense qu’il est plus urgent, dans le système éducatif que nous avons et dans les autres, d’apprendre aux gamins à manipuler autre chose que l’ordinateur. Avant de leur apprendre à le manipuler et à naviguer dedans, il faut leur apprendre à se méfier de l’ordinateur, c'est-à-dire de son contenu et à ne pas traiter l’ordinateur comme étant la source unique de savoir. Le quantitatif n’est pas automatiquement qualitatif. Comment intervenir ? Il faut des critères de validation , des méthodes, éventuellement subjectives, pour pouvoir choisir et ne rien avaler systématiquement. Que se passe-t-il concrètement ? Mes étudiants font des bibliographies, le premiers pas de toute recherche en sciences humaines. Ils ouvrent Internet, tapent des noms dans les moteurs de recherche et ramassent tout ce qu’ils trouvent ! Ils m’apportent tout cela et je me rends compte qu’il y a beaucoup de scories. On ne leur a pas appris à distinguer ce qui est bon, ce qui ne l’est pas, ce qui est de vulgarisation, de semi-vulgarisation, de recherche pointue. On ne leur a pas appris l’existence des revues qui sont, elles-mêmes, des critères de validation. Bref, il y a un travail en amont qui n’a pas été fait. Donc l’intervention rapide, tonitruante, massive de ce système de communication devient un danger si on ne prépare pas autrement le terrain pour la nouvelle génération.
Mémoire, désir du texte et configuration territoriale
Ahmed Djebbar :
Le deuxième aspect qui est macro, est plus grave pour les pays du Tiers-monde, en particulier pour l’espace musulman. Dans cet espace, un milliard deux cent millions habitants ont une mémoire en forme de gruyère pour des tas de raisons politiques, etc. ; depuis le processus du déclin de la civilisation arabo-musulmane, à la fin du 14e siècle, la mémoire a commencé à se scléroser, à se vider, se remplacer, se faire remplacer par d’autres choses. On constate qu’il y a un vide. Et puis brusquement Internet arrive, brusquement des puissances du savoir ou de la culture, en fait des puissances politiques, des puissances financières, se mettent à financer des projets du type de celui que je vais vous décrire. Ils vont prendre le corpus de la religion musulmane, le mettre en ligne. Mais quand on est historien, du 7e jusqu’au 18e siècle, on sait bien qu’il y a toutes les tendances du corpus. Pour le corpus actuellement accessible en ligne, et compte tenu de la soif, les jeunes qui le consultent, ne se demandent pas si c’est le bon, celui qui correspond peut-être à leur lutte, leur besoin. C’est en effet le seul représentant de ce dont ils étaient privés et dont leurs parents étaient privés. Alors voilà un danger de l’Internet. Certains décideurs ont mis en ligne le corpus des paroles du prophète, et nous savons qu’il y a plusieurs types d’exégèses.
Yves Jeanneret
C’est ce que j’appelle l’exercice d’un pouvoir éditorial. La configuration même du texte, c’est aussi, non pas de l’écrire, mais de le choisir ; d’isoler des passages, de les transporter et, à partir de là, de fabriquer un objet. Il faut interroger cette configuration éditoriale.
La diffusion exponentielle de savoirs frelatés
Quelqu’un dans le public :
Je vais prendre un exemple issu d’un Dossiers sur les savoirs ,signé il y a quelques mois par le directeur de La recherche. Cela porte sur un sujet assez récurrent : “ Les lignes à très haute tension facilitent-elles la leucémie chez les enfants ? ”. La conclusion des scientifiques a l’air assez nette : 21 ans d’enquêtes, de contre-enquêtes semblent autoriser une réponse. Pourtant le débat scientifique se poursuit ; retour sur une affaire exemplaire dans laquelle médias et chercheurs ont laissé quelques plumes. Pour essayer de m’exprimer aussi clairement qu’un éditorialiste d’une revue, il semble qu’il y a eu enquêtes et contre-enquêtes avant qu’un rapport final paraisse là-dessus. Bien qu’il reflète le consensus scientifique sur la question, ce rapport qui conclut à l’absence de danger n’aura sans doute pas un grand impact sur la conviction du grand public que les lignes électriques sont un danger pour la santé parce que les perceptions du public sont commandées par l’émotion. En se promenant sur le Web, on voit que de nombreux sites continuent d’accorder plein et entier crédit aux analyses de Broder. Ça fait 20 ans que ça dure ! Celles-ci ont pourtant été patiemment démontées par d’autres ! Je lis de nombreux arguments déroulés par Broder au fil de ses publications et qui reposent sur une présentation falsifiée de résultats d’études scientifiques ou sur des citations tronquées d’éminents scientifiques ou de responsables d’institutions scientifiques. On retrouve ces mêmes présentations falsifiées ou tronquées sous d’autres plumes sur une constellation de sites Web. Le visiteur de bonne foi, cherchant à se faire une opinion, peut aisément être induit en erreur. Les savoirs que l’on partage sont parfois frelatés. Comment peut-on arriver à ce qu’un visiteur de bonne foi puisse se faire une opinion sans être induit en erreur ? Il y a là quelque chose qui touche à la fois le statut des savoirs, les relations des scientifiques avec ceux qui médiatisent et j’aimerais avoir votre avis.
Stratégies de lecture devant l’hypertexte
Yves Jeanneret :
On a pris depuis un moment le point de vue du lecteur et des conditions dans lesquelles il peut s’approprier les documents. C’est un point de vue extrêmement intéressant. De ce point de vue-là, nous faisons des observations. Un Groupe de recherche auquel j'appartiens travaille avec des lecteurs : on essaie de faire des analyses sémiotiques, éditoriales de sites et aussi de voir comment les gens lisent, etc. On a fait une expérience sur les sites consacrés aux OGM afin de voir comment les gens, de milieux différents, ayant des niveaux d’éducation différents, cherchent de l’information. Ce que l’on peut dire, c’est que les propriétés du texte de réseau produisent un certain nombre d’effets chez tout le monde. Personne n’est lucide sur tout, et sur le réseau, l’on voit énormément de textes. On les voit vite, dans des situations de lecture dégradées et rapides. Il nous est arrivé à nous, sémiologues, de constater avec un lecteur qu’il avait vu quelque chose que l’on n’avait pas vu, même en ayant travaillé à six à l’analyse préalable des sites. On a affaire à des objets hyper complexes sur un support homogène, homogénéisant, qui les présente toujours de la même façon à la différence des formes matérielles du livre, dont les textes sont d’une hétérogénéité absolue. Dans notre jargon, on dit : “ les textes sont homogènes en réception alors qu’ils sont hétérogènes en production ”. Après, tout le problème, est celui des stratégies extrêmement diverses du lecteur. Certains, devant l’ordinateur, sont essentiellement préoccupés de savoir où ils sont, ce qu’ils font, ce qui fonctionne. D’autres cliquent en permanence sur les liens et tronquent en quelque sorte les textes. Ils ne sont plus capables ensuite de décrire les frontières entre les différents textes qu’ils ont reçus. S’ils ont traversé le site d’une entreprise comme agroalimentaire qui communique sur les OGM, ils vont avoir traversé ce site comme les autres sans le qualifier différemment parce que, pour eux, c’est de l’information liée à des liens. D’autres vont travailler d’autres approches du texte : certains examinent l’espace visuel, cherchent des signatures. C’est la culture du livre et la culture de la recherche d’information qui est alors reconvoquée. Le genre de propos que l’on va vous tenir sur le site est très en rapport avec le type d’approche que l’on a eu de l’objet. La diversité des cultures de la lecture s’actualise devant le dispositif d’une manière évidente.
L’exigence d’esprit critique
Jean-Claude Guédon
La diversification de la lecture a déjà été observée dans l’imprimerie. L’école allemande montre qu’à la fin du 18e siècle, il y a eu passage de la lecture dite intensive à la lecture dite extensive. En parallèle, s’est développé un système d’éducation qui a développé une exigence d’esprit critique. On voit toute cette tendance s’intensifier, avec l’Internet. L’exigence d’esprit critique va devoir également s’amplifier et surtout s’enseigner. Ce problème de la distance critique que nous posons vis-à-vis de l’Internet, peut l’être vis-à-vis de la radio et de la télévision. Quand je vois le peu de temps que nous passons à former les étudiants à l’esprit critique face aux médias électroniques, alors que nous l’étions face aux textes imprimés, je me demande si cela est parfaitement. Il y a des discussions très profondes à des niveaux très élevés dans les ministères de l’Éducation nationale. On réfléchit sur la meilleure façon de former les enfants mais en laissant une porte ouverte, vulnérable à la manipulation par certains types de médias. Je crois que le système d’éducation doit insister lourdement, constamment sur des exercices qui développent l’esprit critique tels que ceux que nous avons déjà eu l’occasion de pratiquer dans le domaine de l’imprimé.
Yves Jeanneret
Pourtant il y a eu des acteurs de l’éducation aux médias, des militants. Cela n’a pas débouché. Mais un certain nombre d’acteurs de l’éducation auraient pu prendre cela en charge s’ils n’avaient un tel mépris pour les médias de masse, en tant qu’objets non culturels.
Pouvoir scientifique et confiscation financière des banques de données
Quelqu’un dans le public :
Internet, le savoir pour tous. Ne pensez-vous qu’en France, ils traînent des relents de mystère de l’information par rapport à des pays comme les États-Unis, pour preuve, l’accès limité à certaines banques de données pour le vulgus populus. Il m’est arrivé dernièrement de rechercher une maladie rare la sarcoïdose sur Internet, sans grand résultat en France. J’ai fini sur un site payant américain où j’ai trouvé toutes les informations que je voulais. Je voulais savoir s’il n’y a pas une certaine confiscation du pouvoir scientifique par le biais des banques de données souvent payantes qui pourraient par ailleurs être gratuites ?
Jean-Claude Guédon :
Un autre exemple qui conforte le vôtre, celui du Trésor de la langue française qui avait un miroir à Chicago mais qui n’était pas accessible de la France. À Chicago, il ne fallait que 900 dollars pour ouvrir la banque à tous les membres d’une université. Ce n’est rien. À Montréal, j’avais un meilleur accès que mes collègues français à un outil qui avait été conçu et construit en France avec des fonds publics. Il y a effectivement, en France de drôles de mystère sur la rétention de l’information, la manière de la gérer. Une solution simple est que les gens, commencent à se réorganiser par la base et à mettre en place des informations, grâce à des outils comme Internet, en essayant de trouver des moyens clairs qui permettent de garantir la validation. Ça se fait dans beaucoup de pays.
Education à Internet : pour une égalité des chances
Marie-Thérèse Granger :
Je voulais me pencher sur les jeunes. Je crois que nous avons la volonté d’avoir un système d’éducation qui permette à tous les enfants, en fonction de leurs aptitudes, de leurs capacités, d’aller le plus loin et le plus rapidement possible vers les études supérieures et la vie active. Or, avec ce média qui a l’avantage de pouvoir apporter des connaissances, je me demande si l’on n’avance encore à deux vitesses. Qui va mieux réussir dans ce système, le plus vite, le plus haut, le plus loin ? Le fils d’ingénieur… L’enfant d’une femme de ménage ou d’un ouvrier va-t-il réussir à progresser vite dans ce système ? Je sais pertinemment que la loi de l’éducation de 1989, dit qu’à partir du collège, on se dépêche de développer l’esprit critique. Mais va-t-on vraiment assez vite ? Est-ce qu’il ne faudrait pas que vous scientifiques qui connaissez les dangers, les avatars, les imperfections, d’Internet, vous alliez du côté de la formation à ces nouveaux outils, pour que le jeune puisse s’y préparer dans un esprit critique ? Il faut donner aux jeunes les moyens de savoir choisir et de ne pas être envahis par la connaissance. À l’heure actuelle, par exemple j’ai l’impression que l’on pérennise les inégalités avec l’impérialisme de la langue anglaise sous prétexte que c’est la plus simple.
Jean-Claude Guédon :
S’il y a tant de productions en langue anglaise, c’est parce que depuis fort longtemps, les pays de langue anglaise, en particulier les États-Unis ont eu un déploiement de l’Internet et un rapport des individus à l’Internet qui fait que beaucoup de choses ont été mises en ligne. Il sont aussi une culture de clubs, d’associations qui fait que les choses se produisent très rapidement. Par exemple, “ Cliq Net ” qui est un site américain est le meilleur site francophone sur la littérature française.Je vais vous citer un livre de Bruno Oudet : “ Aidons les parents à guider leurs enfants dans l’éducation en utilisant l’Internet ”, Bayard Presse. Si on aborde la question de la formation des jeunes à l’Internet, dans un cadre très serré avec une heure, deux heures par semaine, ils vont apprendre des choses mais ça va être lent, lourd et une partie en sera oubliée. Mais si cela traité comme une activité vivante où le professeurs accompagne les jeunes dans leur propre quête , en utilisant peut-être les plus avancés pour former les moins avancés, les étudiants formant parfois les professeurs, cela sera fructueux. Ça peut se faire, c’est un mélange de politique publique mais aussi d’esprit institutionnel, de renversement des hiérarchies où le jeune guide le plus vieux, où le plus avancé quel que soit son âge guide le moins avancé. A partir de cela, quelque chose commence . Il est possible de bouger ensemble.
Définir la connaissance et son impact social
Paul Monet :
On a parlé de la connaissance d’une façon générale. Elle comporte pour moi deux aspects selon qu’elle est liée à la recherche fondamentale ou à la recherche appliquée. Il y en a une qui porte peut-être moins directement à court terme sur un plan économique, c’est la recherche fondamentale. Par contre, la recherche appliquée peut avoir des conséquences très lourdes, assez rapidement, et même un impact social important. J’ai eu l’occasion de travailler un plan de communication pour une question d’aménagement du territoire de la mer d’Iroise, et il se posait la question de savoir s’il fallait mettre en ligne toutes les informations. Et on s’est aperçu que la question essentielle était le rapport entre l’acquisition de la connaissance du quidam sur cette question-là et la difficulté pour les élus d’avoir à gérer cette prise de pouvoir de l’information. En fin de compte, comme les élus ne pratiquent pas ces outils, ils n’ont pas assimilé tout le potentiel, tous les risques et les conséquences que représentait cet outil. On a préféré fonctionner sur un mode beaucoup plus classique, c'est-à-dire table ronde sans mise en ligne de l’information. Cela pose la question du rapport de la connaissance au pouvoir et ça ouvre énormément de perspectives et de questions. L’information n’est pas neutre mais lourde de conséquences.
Jean-Claude Guédon :
Prenons l’exemple du rapport changeant des patients et des médecins. Des associations comparaient le protocole curatif employé dans leur pays respectif. Cela amenait à des découvertes assez passionnantes sur des variantes assez étonnantes. Ça donnait des résultats parfois pas très amusants pour le médecin qui se retrouvait en face d’un patient qui avait la possibilité de poser des questions et de ce fait le médecin était obligé de s’expliquer. C’est l’emblème d’un changement de relation. Si un pays publie ses lois comme la France, si d’autres pays le font aussi, c’est très bien. Si un site s’amuse à faire une corrélation sur la façon dont on gère les problèmes sociétaux à partir des ensembles de lois de chaque pays, vous y gagnez un enseignement politique sur le fonctionnement de votre pays
Médias et pouvoirs
Yves Jeanneret :
On réactive ici la question du pouvoir des médias. Depuis le début, on est devant ce paradoxe. Les pouvoirs se renforcent par des médias de plus en plus sophistiqués : les acteurs qui ont les moyens d’intervenir dessus interviennent d’une autre façon, sont plus présents, et de façon plus concertée, plus industrielle. Ils interviennent plus en amont. Et dans le même temps, les médias sont des outils d’une nature particulière qui font que celui qui les a en main a du mal à savoir quel genre de résultat ils vont produire. On peut alors renverser le déterminisme social vers un déterminisme technique, tout le problème c’est l’équilibre entre les deux. Il est certain aussi que les propriétés techniques de l’outil conduisent à modifier les circuits de la communication de fait, ce que l’on a déjà observé pour la télévision, le journal. Avec Internet, quelqu’un peut publier en direction de destinataires très nombreux, à condition d’être relayé par des sources visibles d’information, alors que dans le régime de média de masse, il faut un appareil techno-industriel, techno-économique énorme pour diffuser des messages. Cela, c’est bien une réalité que la technologie a apportée et qui, une fois qu’elle est mise en place, est difficile à contrôler pour les pouvoirs. Il ne faut cependant pas tomber dans l’angélisme : il faut bien voir que certains ont les moyens de se faire répertorier davantage, de construire des portails, d’introduire un certain nombre de pouvoirs dans les ordres de l’écriture qui continuent à régir ces objets.
Le prix de l’information
Yves Jeanneret :
Concernant les bases de données que l’on fait payer, il est difficile de porter un jugement définitif sur ces questions. Je pense que l’information a toujours un prix de toute façon et donc pour savoir ce qu’il faut faire payer ou pas, il faut aussi voir comment sont financées les activités informationnelles. L’Internet se nourrit beaucoup par du temps de travail bénévole ou pris aux institutions. Dans l’Éducation nationale, par exemple, on cherche beaucoup à faire faire par l’Éducation nationale un certain nombre de choses qui vont pouvoir alimenter un réseau qui sera par ailleurs, monétisé par d’autres. Je pense que la question de l’économie de l’information est très compliquée. L’analyse des coûts et des profits en matière d’information est très complexe. Mais quand des informations complexes sont produites, il y a du travail derrière. Il n’y pas de raison particulière pour que le travail informationnel ne soit pas rémunéré, sauf si les acteurs qui l’ont produit le souhaitent, mais l’on peut aussi imaginer qu’il puisse y avoir des acteurs qui souhaitent être rémunérés pour produire un travail informationnel. C’est une question compliquée.
Jean-Claude Guédon :
Ma règle de jugement est de dire que quand quelque chose est produit avec de l’argent public, il appartenir au public. Les États-Unis sont exemplaires.
Et quand une technologie entre dans un contexte socioéconomique, des effets divergents se mettent en place, selon le moment où cette technologie apparaît. Lorsque le livre est apparu, il s’est certainement créé une fracture dans l’accès à la connaissance, en fonction de la capacité de savoir lire ou non. L’Internet offre, avec son arrivée, des choses comme ça. Je pense qu’avec le temps, cela se résorbera. La question n’est pas celle de la cassure. C’est simplement comment on peut réduire cette cassure, limiter les dégâts au maximum car il y aura des dégâts. Toute technologie qui entre dans une société crée des dégâts. La voiture l’a fait et continue à le faire.
Médiation : faux débat ou vraie question ?
Yves Jeanneret
Pour moi, il y quand même, à l’issue de ce débat, deux questions vives auxquelles je n’ai pas la réponse mais qui me paraissent mériter un effort. D’une part, quel type de médiation on souhaite produire sur ce genre d’outil. Est-ce qu’on a l’idéal d’une “ médiation zéro ”, un caractère brut des informations ou bien est-ce qu’il doit y avoir un travail d’accompagnement ? Et qu’est-ce qui peut guider la nature de ce travail de médiation, qui sont les acteurs qui peuvent le prendre en charge ? Par ailleurs sur la formation, Jean-Claude Guédon soulignait à juste titre que l’on ne peut pas imaginer simplement une formation classique sur ce genre d’objet. Je vois très bien que dans l’idéologie actuellement prégnante, il est clair que ne sera accompagnée que la capacité à faire fonctionner formellement les dispositifs. Or, on a bien vu qu’il y avait besoin de travailler sur autre chose, sur une relation critique, sur une relation poétique à ces objets. Indirectement, c’était présent dans plusieurs interventions, notamment celle sur le site éditorial ; la relation poétique est une question importante parce que si elle n’est pas posée, ça ne viendra pas forcément. Je pense que la relation à ces outils restera alors simplement fonctionnelle.
Jean-Claude Guédon :
Je pense que ce que vous dites contient la réponse à votre question. Certains disaient : pourquoi certaines informations médicales sont publiées au Canada, aux États-Unis et pas en France. Vous, vous posez la question de savoir comment on va organiser la médiation de l’information avant de la publier. Pendant que l’on se pose la question, l’information est publiée ailleurs. Les autres pays ont d’autres façons de jouer avec ce nouveau média, ils publient les informations en se disant : on verra bien. En France on se pose la question de savoir quelle est la vérité, qui doit la dire, comment on va organiser le comité de sélection de l’information et la conséquence aujourd'hui est que l’information n’est pas en ligne.
Yves Jeanneret :
Mais on peut dire le contraire, on peut dire aussi que se poser la question de la médiation, c’est produire des documents, c’est réaliser des choses. La personne qui a rédigé le compte rendu de ces journées a produit quelque chose en se posant la question de savoir ce qu’elle pouvait donner comme trace écrite de ce qui s’était passé avant : c’est une initiative de médiation. Je cherche simplement à rendre la question encore discutable. J’ai l’impression que, pour certaines personnes dans la salle, la réponse est tellement certaine que ce n’est plus discutable.
Jean-Claude Guédon :
Je ne dis pas que la médiation n’est pas possible. La médiation a aussi un coût. Sur le temps passé pour générer ce document, ici deux pages, ça a pu être fait. Quand le comité de sélection doit se pencher sur une banque de données qui contient des milliers de titres, la sélection, le mode d’organisation et la médiation prennent du temps et de l’argent, ce qui explique à la fois le fait que l’information ne soit pas là, ou quand elle est là, que l’information soit payante. On se retrouve en France avec de l’information payante parce que la médiation nécessaire à sa publication a engendré un coût qu’il faut bien récupérer quelque part.
Yves Jeanneret :
Je ne prends pas ici une position normative, j’essaie de conserver l’existence d’une question. Je pense que, si on parle de l’Internet comme un moyen de partage large des savoirs et que l’on ne se pose pas la question de la médiation, il y a quelque chose qui ne va pas. Pour la bibliothèque d’Alexandrie, les gens ont mis beaucoup de temps à sélectionner, trier des manuscrits pour établir les choses. Ils ont produit des catalogues, des traités et ce travail de réécriture a été à l’origine du développement de la culture grecque. Il faut savoir ce que ça exige : on ne peut pas parler d’une transmission sans un travail de transformation qui soit en jeu. Et les gens qui ont lancé la thématique du partage des savoirs, ce sont des vulgarisateurs du 19e. Or les vulgarisateurs du 19e étaient des gens qui essayaient de penser les conditions de circulation des objets culturels. Ils mettaient l’accent sur la nécessité de pratiques créatives et transformatrices. Je demande simplement que la question reste posée et que je ne suis pas satisfait par une solution qui présente, comme outil de circulation du savoir, une simple collection des objets tels qu’ils sont donnés dans les communautés de spécialistes.
Jean-Claude Guédon :
Je pense que c’est un faux problème parce que rien n’empêche effectivement de mettre des objets bruts, librement dans l’Internet ; tout ce qui compte, c’est que chacun d’entre nous dispose, trouve les moyens et les techniques pour pouvoir faire la différence. Une fois que l’on est capable de faire la différence entre les deux, on est capable d’évaluer. Simplement, il faut faire confiance aux individus et ne pas passer encore une fois par une espèce d’encadrement qui est guidé par qui finalement, au nom de qui et pour quel pouvoir ?
Ahmed Djebbar :
Autre problème. Jusqu’à maintenant, nous vivons selon un concept où les enfants vont à l’école pour apprendre des choses. Mais il y a un nouveau concept qui est présenté d’une manière très séduisante que j’ai rencontré à travers mes relations avec les gens de l’UNESCO et à travers mes voyages dans les pays arabes, c’est le concept inverse de l’école allant à son tour vers les individus, ce sont les écoles virtuelles, les universités virtuelles. Nous n’en avons pas parlé aujourd'hui. Or, ça c’est véritablement en train de se préparer, autour d ‘enjeux financiers et enjeux culturels très importants.
Pascale Lemoigne :
Pour répondre à monsieur Djebbar, on en a parlé un peu ce matin. Pour répondre à Monsieur Jeanneret, je voudrais rappeler une analogie (certes très limitée). On dit parfois que pour apprécier les bons vins, il faut en avoir goûter de mauvais. Je dirais la même chose des livres et du repérage de l’information ou de la connaissance sur Internet. Pour aborder toute la masse informative ou expressive que l’on a sur le réseau, je crois que la position des médiateurs n’est pas forcément nécessaire, obligatoire, en amont de la production du réseau, de même qu’elle n’est pas forcément obligatoire par rapport aux livres. On a le droit aussi d’aller dans une librairie ou une bibliothèque et de prendre quelque chose complètement au hasard, sans se laisser guider par des catalogues, mais tout simplement pour le plaisir de découvrir quelque chose et de s’y confronter. C’est aussi parfois un piège autant qu’existe un piège éditorial qui est celui d’une rhétorique, d’une séduction, peut-être comparable à celle de la publicité. Et si finalement, on a besoin de boussole éventuellement données de l’extérieur par des médiateurs, on peut aussi se fier à son sens de l’orientation. Les choses ne sont pas forcément manichéennes et antinomiques. Et vouloir absolument stériliser ce qui se passe sur le réseau par des jalons obligatoires, des organismes de certification, des gens autorisés, c’est recréer la faculté de théologie qu ‘était la Sorbonne au Moyen-Age, cette Faculté qui a combattu l’imprimerie, avant la Renaissance. On essaie de remettre en place (par des arguments d’autorité) quelque chose qui est de l’ordre d’une censure au préalable de la production. Cela stérilise toute pensée, c’est ce qui va donner l’intégrisme, les guerres de religion au 16e siècle. Actuellement, quand on observe des technologies de dissémination et de diffusion des “ médias informatisés ”, il y a de grandes similitudes problématiques avec le 16es, par exemple celle du dépôt légal. Vous parlez, monsieur Jeanneret, à partir des intérêts des auteurs, qui ne sont pas forcément antinomiques de ceux des lecteurs, mais vous orientez votre point de vue sur ce qui est digne d’être donné à la publication. François 1er a voulu faire la même chose au 16e s par l’instauration d’un dépôt légal (ordonnance de Montpellier en 1537). C’était quelque chose de très politique et qui allait dans l’ordre d’une censure corollaire de l’institution d’un patrimoine idéologique que l’on voulait instaurer dans le cadre de la construction d’un Etat-nation. On a retrouvé cette thématique de ce qui est digne ou non d’être publié en France avec l’avant-projet de loi de la LSI sur les publications numériques cette année. Apparemment, des modifications ont été faites, qui gomment un peu l’aspect de contrôle de l’esprit et de la pensée que l’on peut retrouver à travers les réglementations ou les positions éditoriales montrées comme absolues, sous le prétexte toujours dangereux de stipuler la qualité, la dignité ou le bon goût de ce qui peut être diffusé.
Mis à jour le 04 février 2008 à 16:25